«Les membres d'une disposition juridictionnelle ne doivent être redevables à personne, et certainement pas à ceux qui les ont désignés» Une conférence s'est tenue lundi dernier 13 octobre à la Bibliothèque nationale, organisée conjointement par l'Institut français et l'Institut de recherche sur le Maghreb contemporain (Irmc). Dans le cadre d'un cycle de conférences intitulé «Contrôle de constitutionnalité et processus électoral». Cette rencontre, la troisième, développe la thématique «Penser la transition». Jean-Louis Debré, président du Conseil constitutionnel français, était l'invité d'honneur avec Mme Malgorzata Pyziak-Szafnicka, membre du Tribunal constitutionnel de Pologne, et Mme Leila Chikhaoui, membre de l'Instance provisoire de contrôle de constitutionnalité de Tunisie. M. Jérôme Heurtaux, chercheur à l'Irmc et modérateur de la rencontre, a souligné dans le cadre de la présentation que l'existence d'une cour constitutionnelle dans un pays démocratique est «une limite à la toute puissance du gouvernant et se présente comme un outil pour moins d'arbitraire et vers plus de responsabilité». Trois expériences ont été passées en revue devant un public clairsemé, et en présence de l'ambassadeur de France à Tunis, du directeur de l'Institut français et du président du Tribunal administratif tunisien. La première, relative au mode de fonctionnement du Conseil constitutionnel français. La deuxième, à celui du Tribunal constitutionnel polonais. Et la troisième, à l'Instance provisoire de contrôle de constitutionnalité tunisienne, en attendant la mise en place permanente de la Cour constitutionnelle. La Cour constitutionnelle française représente l'une des principales innovations de la Constitution de la Ve République. Elle se compose de neuf membres nommés et de membres de droit (membres permanents), tels les présidents de la République. L'accès aux fonctions est subordonné à la nomination par l'une des trois plus hautes autorités de l'Etat : président de la République, président du Sénat, président de l'Assemblée nationale. Le président du Conseil est désigné par décision du président de la République parmi les membres du Conseil. Il faut savoir que, longtemps dans la tradition française, c'est le parlement qui était considéré comme seul représentant de la souveraineté nationale et échappait à tout contrôle. Or, avec la création de cet organe en 1959, l'une de ses premières fonctions était d'exercer un contrôle sur les pouvoirs publics chargés d'exercer la souveraineté nationale. C'est-à-dire sur le Parlement, le président de la République, et sur le peuple, lorsque celui-ci s'exprime par la voie du référendum. Actuellement, c'est le Conseil constitutionnel qui veille à la régularité de l'élection des députés et des sénateurs, qui tranche sur la question de l'inéligibilité et des incompatibilités. Et qui vérifie la conformité à la constitution des règlements intérieurs des deux assemblées. Parmi ses autres attributions, le Conseil constitutionnel français veille à la régularité des élections nationales et des parrainages pour les candidats à l'élection présidentielle. Le devoir d'ingratitude Au cours de cette rencontre a été posée par La Presse une question au président Debré sur les critères de choix des membres du Conseil constitutionnel pour garantir leur indépendance et impartialité. Le président du Conseil constitutionnel français a précisé que la question de l'indépendance des membres est la plus fondamentale de toutes. Il faut qu'il y ait des incompatibilités très précises, a-t-il développé : «N'exercer aucun mandat et titre, démissionner de tous ses mandats, ne pas faire partie d'associations, car le problème, aujourd'hui, est qu'il faut être indépendant à l'égard des autorités politiques, mais également des lobbys. Deuxièmement, je crois essentiel que le mandat des membres d'une juridiction constitutionnelle ne doit pas être renouvelable. Sinon, il y a un moment où on fait sa cour plus que son devoir. De plus, je crois à la diversité : juger une loi, ce n'est pas juger un accident de la route, c'est juger un acte des représentants du peuple et, par conséquent, la composition de la cour doit être à l'image d'une société et non pas uniquement composée par des juges et des professeurs, mais avec des politiques, des juges, des avocats peut-être... Troisièmement, l'indépendance se fixe par la collégialité : faire en sorte que la décision ne puisse être prise qu'avec vote à main levée à la majorité. En démocratie, il y a des autorités légitimes qui sont identifiées : le président de la République, qu'on l'aime ou qu'on ne l'aime pas, est le président et, à ce titre, il a le pouvoir de nomination ; le président de l'Assemblée nationale, qui est élu au suffrage universel, et le président du Sénat, qui est élu au suffrage universel indirect. Ce sont des personnages identifiables. Mais je dis toujours aux nouveaux membres qui rentrent au conseil, qu'on a un devoir d'ingratitude et d'indifférence à l'égard de ceux qui nous ont nommés». Jean-Louis Debré finit par ajouter que la Cour constitutionnelle est utile dans un pays comme la France, où on conteste tout. Le débat ne peut pas continuer indéfiniment : vient un jour où il faut trancher. Il faudra, a-t-il conclu, «vérifier l'impartialité des décisions prises par les membres du Conseil et non par les autorités qui les ont nommés». Il est clair, voire essentiel, que les membres d'une disposition juridictionnelle ne doivent être redevables à personne, et certainement pas à ceux qui les ont désignés. Pourquoi en Tunisie, alors, à chaque mise en place d'une quelconque instance, des batailles rangées sont déclenchées entre les parties pour que chacune place ses pions ? Et quand bien même ce seraient des compétences de haut vol qui sont nommées, l'expérience récente montre que beaucoup d'entre elles ont été « clientélisées ». Moralité : il ne sert à rien d'importer les moules des hautes juridictions en vue de garantir le fonctionnement démocratique de l'Etat si ceux qui vont y siéger sont d'avance des obligés.