L'Etat n'est pas le faiseur de la culture. Il en est le soutien indispensable Dès les premières années de l'Indépendance, la Tunisie a réservé une place relativement importante à la culture, la considérant comme un facteur de développement, d'ouverture, de sensibilisation de la population, de propagande aussi: multiplication des maisons de la culture, essaimage des troupes régionales professionnelles de théâtre avec comme, longtemps, tête de file celle du Kef, création d'ensembles musicaux et de théâtres dans les lycées (jeunesse scolaire) et dans les facultés, bourses pour jeunes candidats à des formations à l'étranger... Sans compter les grandes manifestations où la Tunisie est considérée connue pionnière dans le giron arabo-africain (Journées cinématographiques de Carthage), ainsi que les festivals d'été dont elle détient probablement le record en nombre (près de 400, certaines saisons). L'Etat, qui prenait entièrement en charge (essentiellement à travers le ministère avec parfois un soutien relatif de quelques gouvernorats) le secteur culturel, a, de tout temps, encouragé la création de clubs et d'associations au sein des centres et des maisons de la culture : photo, cinéma amateur, littérature... C'est grâce à ces clubs, à la jeunesse scolaire et au mouvement théâtral dans les lycées et l'université que des cinéastes, des musiciens et des hommes de théâtre en herbe ont apparu pour s'affirmer au fil des ans et devenir les «faiseurs» de la culture en Tunisie. Plusieurs parmi eux ont revendiqué leur «indépendance», notamment en ce qui concerne le 4e art, créant leurs propres troupes qui allaient vite occuper le premier plan dans la scène culturelle, le «Nouveau Théâtre», le «Théâtre Phou», la troupe du «Théâtre arabe», le «Théâtre organique», le «Théâtre de la terre», le «Théâtre Daydahana»... Des boîtes de production cinématographique, de spectacles et même de danse ont vu le jour, bientôt imitées par des conservatoires de musique. Une nouvelle étape s'ouvrira avec l'apparition d'espaces culturels privés qui «casseront» le monopole de l'Etat, des lieux accueillant pièces, films et autres spectacles : El Teatro, Al Hamra et autre Ness El Fen n'en sont que des exemples. Seulement, troupes, maisons de production et espaces privés ne signifient pas une totale indépendance, leur existence même relevant souvent du bon vouloir de l'Etat. En effet, sans son aide et ses subventions, la majorité de la production culturelle ne verrait pas le jour. Aussi, l'Etat exerçait-il une pression pas toujours explicite et s'engageait parfois dans un bras de fer avec les acteurs culturels, à travers ses commissions d'aide à la production ou à la gestion d'espaces, d'achat de spectacles, de censure (camoufflée derrière le titre d'orientation)... Cela ouvrait la porte aux tractations non déclarées, aux concessions et aux compromis. C'est que pour l'Etat, du temps de Bourguiba et de Ben Ali, il y avait des lignes rouges à ne pas franchir, même si une certaine tolérance était concédée à la création culturelle. Elle variait selon la personnalité et les orientations du ministre et des conseillers à la présidence de la République. Aussi, pouvait-on voir autorisés des films ou des pièces fort critiques un jour, et franchement interdits d'autres, moins osés, le lendemain. De nouveaux rapports Si un grand changement est survenu après le 14 janvier 2011, l'Etat n'en continue pas moins de décider de la chose culturelle, dans la mesure où il en constitue la principale manne. Heureusement qu'il fait, désormais, preuve de souplesse en matière de libertés et d'implication des associations et des structures concernées dans l'octroi des subventions et autres aides indispensables à la création culturelle. Aujourd'hui que le paysage politique a changé, qu'il est établi que la production et la diffusion de la culture se font énormément par les acteurs privés, il est temps de réviser les systèmes d'antan et d'établir d'autres rapports et d'autres critères dans la gestion du produit culturel entre l'Etat et les privés, afin de susciter la créativité et favoriser la qualité. Le ministère gagnerait à rationaliser son soutien en évitant par exemple de «distribuer» des représentations théâtrales subventionnées dans les régions qui n'ont parfois pas lieu, faute de public ou d'équipements. Il est indispensable de réfléchir sur de nouvelles voies à l'animation culturelle afin d'en optimiser le rendement. Pour cela, il faut impliquer les acteurs privés, les soutenir davantage et leur déléguer des prérogatives. Le ministère pourrait alors se consacrer à ses grandes institutions publiques (théâtre national, orchestre symphonique...) et à ses événements majeurs (Journées cinématographiques ou théâtrales de Carthage, les festivals phares d'été, par exemple) qui ont tant besoin d'être revalorisés et de retrouver un éclat qu'ils ont depuis belle lurette perdu.