Hsan Ben Othmane tente une histoire générique des Tunisiens qui ont vécu l'ère Bourguiba, sous l'emprise de la personnalité omnipotente et omniprésente du Leader, et qui s'y sont identifiés de gré ou de fait, devenant en masse des quasi pupilles de l'Etat-Providence La Tunisie de l'immédiat post-indépendance est dépeinte par Hsan Ben Othmane un peu côté jardin, beaucoup côté cour, et à la folie côté individus. Car l'individu tunisien avait vraiment existé lors de cette période malgré la domination incommensurable de Bourguiba à tous les niveaux de la vie de tous les jours, sans exception. La preuve, Hsan Ben Othmane l'a vu, cet individu, et il en témoigna dans cet ouvrage où il reconnaît sans peine que l'individu en question végète dans l'état latent d'une schizophrénie dont il dresse le bilan (nous allions dire le diagnostic... car l'auteur n'hésite pas à mettre le tablier du psychanalyste) dans sa narration des quêtes d'identité de ses personnages, parfois parallèles, d'autres fois croisées. Tiraillés entre deux états Pour jeter sciemment la confusion, le sujet principal est le fruit d'une relation entre une servante tunisienne et un coopérant français. Sujet qui devient pupille de l'Etat (autant dire pupille de Bourguiba) et qui finit par tout savoir, se rebelle contre cette condition qu'il estime indigne et décide de quitter le pays pour aller ‘'se faire tuer'' au Liban où il passe par tous les stades de l'urgence, jusqu'à se faire prisonnier et frôler la mort avant de se réconcilier avec Bourguiba au contact d'un officier libanais qui vénère le Leader. Un seul et même personnage tiraillé entre deux états : une part de lui est Youssef, porté vers le militantisme pro-arabe au moment où la cause palestinienne escamotait toute autre. Un autre est Hlal, pratiquement centré autour du corps qui exulte, tentant de séduire une jeune fille ayant la vingtaine alors qu'il fête son soixantième anniversaire. Le jeu est clair et il n'est pas d'eux dont il est vraiment question. Ils sont uniquement les fiches signalétiques de plusieurs millions de Tunisiens qui se cherchent sans se trouver, qui veulent prendre en marche le train de la modernité chantée à cor et à cri par le Leader à chaque apparition, chaque discours, chaque décision. Ils veulent, certes, lui échapper car ils savent que c'est seulement de la sorte qu'ils auront réellement leur émancipation mais seuls quelques-uns d'entre-eux prennent le maquis et affichent leur dissidence. Et le pays entier devient double ; une majorité qui suit le cours de l'Histoire en attendant mieux, et une minorité qui trépigne d'impatience. Pas un peuple... mais des spectateurs Pour enfoncer encore plus profondément le clou, l'auteur développe les vicissitudes complexes des aléas de ses personnages. Il revient à chacun d'entre-eux avec de nouvelles idées, de nouveaux parallèles, de nouveaux états d'âme. Dans la série de narrations imbriquées, Youssef joue au conteur auprès de son épouse rendue à l'état végétatif après un accident qui emporta leurs trois enfants. Il lui conte ce qui s'est passé entre Hlal (son alter ego), Zoubeida et Abbas, où un débat autour de l'essence de la poésie se mue, la boisson aidant, en volonté de conquête ; l'histoire de Dalenda, son amant français et leur fils non circoncis ; le drame de Youssef avec la comédienne Chahrazade et la tragédie de la perte de ses trois sœurs et de sa mère et la folie douce de son père... Mais la confusion le rattrape dans les courses effrénées du récit et le voilà qui mêle sa propre réalité et ses propres divagations à celles de ses personnages. Des pages et des pages qui se suivent pour montrer que Hsan Ben Othmne lui-même ne se pense pas lavé de tout soupçon de schizophrénie mineure alors qu'il s'enlise dans la dualité éloge-critique de Bourguiba dans sa personne, par delà le régime et l'ère si singulière où les Tunisiens ‘'ouvrent les yeux'' sur le Leader comme unique balise après le départ des Français colonisateurs. Il cite les trois ‘'must'' (éducation, femme, santé) avec la conviction de celui qui croit que son pays doit beaucoup à Bourguiba mais revient sur les ambiances d'étouffement intégral dans lesquelles peinent tous ceux dont l'instruction les élève au-dessus du lot. Le sommet de l'ambivalence est quand il ‘'accuse'' Bourguiba de ne pas concevoir les Tunisiens comme un peuple mais comme les spectateurs de ses performances théâtrales. On découvre plus que de l'admiration entre les lignes alors que ces mêmes lignes semblent résolument dénoncer. L'auteur nous communique également le sentiment qu'il est singulièrement taraudé par la cause qui nous fait si proches et si lointains: le Liban, la Palestine, Israël, la ‘'Nation'' arabe... Et sur cette ligne, une longue théorisation de la trahison mais non pas au cœur du sujet mais véhiculée par Hlal qui cherche à séduire Zoubeida. Confusion. L'ouvrage ‘'Les pupilles de Bourguiba'', 248 p., mouture arabe Par Hsan Ben Othmane Editions Dar al Tanweer, 2011 Disponible à la librairie Al Kitab