Par Khalifa Chater Tout paradoxe politique implique une double polarité, une vitrine éclairée et une face d'ombre, sinon d'irrationnel. Dans le cas du paradoxe de l'été, le farniente, la torpeur et la douce oisiveté qui l'accompagnent assurent la déconnexion de l'actualité immédiate. Les vacanciers sur la plage, à la montagne ou dans les sites campagnards de repli vivent en marge du monde, occultent ses bouleversements, ses affrontements et les tragédies qu'ils perpétuent. Alors que le citoyen du monde vit au ralenti, dans un contexte de désintéressement évident de la géopolitique internationale, les faits d'actualité, les risques d'intervention, ou tout simplement la sauvegarde du statu quo hégémonique tirent profit de cette “mise en somnolence saisonnière”. C'est ce que j'appelle le paradoxe de l'été. La coexistence du farniente avec la Coupe du monde — saga de l'été — ne pouvait que favoriser cet état "d'ankylose" de l'esprit ou du moins ce ralentissement de la réflexion critique devant l'événement international et parfois la montée des périls. “Le jeu de société”, qui définit les différentes compétitions sportives, est curieusement porté aux nues. Ce fut, se hasarda à dire François Bégaudeau, “ la victoire de la pensée ”. Il évoqua une “ logique de guerre civile rédemptrice, quand il faudrait s'ouvrir sur le grand large d'un foot dont l'étape sud-africaine a confirmé la dimension mondiale ”, tout en remarquant que la France “demeurera une nation de foot de seconde zone ” (Le Monde, 12.07.2010). La compétition sportive devient ainsi une alternative à l'étude des rapports de forces entre les nations. Dérive de la pensée, la Coupe du monde a, cette année, érigé en devin, en analyste de la géopolitique du football, Paul le poulpe. Le céphalopode de l'aquarium d'Oberhausen aurait anticipé tous les résultats de l'équipe allemande depuis le début du Mondial : quatre victoires et deux défaites, contre la Serbie puis l'Espagne. Avant chaque match, Paul se voyait présenter la même nourriture dans deux boîtes en plastique ornées du drapeau de chaque pays. Son choix a toujours correspondu à l'issue du match à suivre, au plus grand désarroi cette fois des supporters allemands. Grande question à l'ordre du jour, Paul est-il doué d'intuition, ou serait-il un simple charlatan ? Angel Guerra, expert espagnol en poulpes de l'Institut des enquêtes marines du CSIC à Vigo, ne croit pas aux pouvoirs surnaturels de Paul, le célèbre poulpe. Mais qui peut démentir cette donnée désormais bien enracinée. Suscitant la colère pour son parti pris partisan, Paul est désormais l'objet d'une haine très vive chez les partisans des équipes vaincues. Faut-il le laisser mourir de sa propre mort, dans un plus ou moins bref délai, selon sa propre biologie, ou lui infliger le châtiment des sorcières ? Une prise de distance par rapport aux surenchères sportives de la coupe permettrait le retour de la conscience et de la lucidité. Une autre facette du miroir du paradoxe de l'été, le vouloir vivre ensemble a été sérieusement affecté, en marge du monde du jeu. Constat d'évidence, l'histoire sur la scène politique ne nous ménage pas ses irruptions discontinues, ses événements dramatiques. Quelques exemples permettraient d'étayer cette réflexion : - Deux attentats à la bombe attribués à un mouvement intégriste somalien ont fait, dimanche 11 juillet, au moins 64 morts à Kampala, la capitale ougandaise, dans un restaurant et un club de sport qui retransmettaient la finale de la Coupe du monde de football. - Onze agents secrets présumés accusés d'appartenir à un réseau travaillant pour la Russie ont été officiellement inculpés mercredi 7 juillet par le parquet de New York. Ce qui atteste que la fin de la Guerre froide s'accommode d'une poursuite de la guerre de renseignements. Précipitation des faits, l'opération judiciaire se termina, deux jours plus tard, par un échange d'espions, entre les USA et la Russie à l'aéroport de Vienne. La caricature prend ainsi le relais de l'affrontement de l'ère bipolaire. Ce qui atteste que les grands acteurs ne prennent pas de vacances politiques. N'oublions pas, d'autre part, en essayant de baliser la carte géopolitique du Moyen-Orient, le risque de guerre civile en Irak, les affrontements en Afghanistan, la poursuite du blocus, de la colonisation et de la "pacification " en Palestine, les effets d'entraînement des tensions entre les protagonistes à propos de l'enrichissement nucléaire en Iran. Le paradoxe de l'été construit ainsi une barrière virtuelle entre le jeu sur le terrain du sport et les confrontations sur les scènes de la géopolitique. Mais les contentieux et les situations conflictuelles qu'elles nourrissent se perpétuent, sans perspective crédible de sortie de guerre. Et pourtant, l'éthique fondatrice des jeux a pour objectif la rencontre des peuples, l'établissement d'une culture de paix et les affrontements désintéressés au service de l'homme. Elle doit permettre de faire valoir cet universalisme, porteur de paix, de coopération et de solidarité.