Par Amin BEN KHALED L'échiquier tunisien, au lendemain des résultats du premier tour de la présidentielle, est devenu à la fois simple et fort complexe. Simple : on n' a désormais que deux candidats qui visent la magistrature suprême. Complexe : on a un président sortant qui détient une pièce majeure, à savoir la charge de préserver la Constitution, et qui compte bien l'exploiter à son profit, face à son autre interprétation possible et à son challenger qui s'appuie sur une autre pièce maîtresse, l'instance du Dialogue national. Le président sortant pense qu'il est de ses prérogatives de demander au parti qui a remporté le plus grand nombre de sièges aux élections législatives (c'est-à-dire Nida Tounès) de lui proposer un candidat au poste de chef de gouvernement, et ce, selon une certaine lecture de l'article 89 de la Constitution. Ici, on ne va pas tomber dans des digressions juridiques qui consistent à se poser la question de savoir si une telle lecture est juste ou non, parce que tout simplement aucune instance juridique actuelle n'est à même de trancher sur la pertinence d'une telle interprétation. Dans le jeu d'échec qui se dégage, ce «coup tactique» de M. Marzouki est un «coup intéressant», vu que l'interprétation des dispositions de la Constitution (en l'absence d'une autorité juridique régulatrice) sera le produit du rapport des forces politiques (au sens partisan du terme) sur l'échiquier tunisien. En réaction à ce «coup», et sauf à recourir au Dialogue national, que pourra M. Béji Caïd Essebsi ? Variante n°1 : M. Béji Caïd Essebsi accepte l'offre de M. Marzouki et lui propose un candidat pour former le gouvernement. Cette variante semble être la plus tentante. En effet, en proposant un candidat-chef du gouvernement, M. Caïd Essebsi pourra calmer les ardeurs de M. Marzouki et se concentrer sur le second tour dans l'espoir (légitime) de l'emporter, vu les résultats encourageants du premier tour. Mais à voir de plus près, la réponse de M. Caïd Essebsi lui posera beaucoup de problèmes stratégiques, puisqu'il se trouvera dans l'obligation de proposer un candidat dans la semaine, comme prévoit la Constitution. Voici donc les deux grands écueils stratégiques dont M. Caïd Essebsi devra tenir compte. S'il propose, pour la fonction de chef du gouvernement, un candidat qui soit de Nida Tounès, cela pourrait amener le parti Ennahdha et autres partis «anti-taghaouel» à voter pour M. Marzouki et cette fois-ci, d'une manière déclarée, ce qui risque d'augmenter les chances de ce dernier. Inversement, s'il propose un candidat «neutre», en l'espace de cette semaine cruciale, cela pourrait fragiliser une bonne partie de ses bases, ceux qui s'attachent à l'éventualité d'un gouvernement qui maintienne l'euphorie victorieuse du 26 octobre 2014. D'autant plus que le candidat «neutre» n'existe pas et ressemble plutôt à un mythe controversé. En fait, dans les deux cas — et c'est la pointe du «coup tactique» de M. Marzouki — le président sortant et le futur chef du gouvernement, auront à «négocier» selon les termes de la Constitution deux ministères de taille : les Affaires étrangères et... la Défense. Et une telle négociation ne peut se faire sans que les deux protagonistes usent de leurs appuis internes et internationaux, ce qui va rendre la situation tunisienne encore plus complexe, voire déstabilisée, aussi bien à l'échelle géopolitique que locale. Dans cette posture, M. Marzouki conserverait un double avantage : il peut faire entériner les négociations pour que le futur gouvernement ne voie pas le jour (vu que les négociations sur les deux ministères de souveraineté pourront traîner en longueur de son fait), et il peut, entre-temps, faire «miroiter» ces deux portefeuilles de taille à d'autres partis qui pourraient, en retour, l'aider à remporter le second tour de la présidentielle. Dans cette variante, il semblerait que le meilleur coup pour M. Caïd Essebsi, serait de plaider en faveur du maintien du gouvernement Jomâa, afin que l'orage passe. Mais Caïd Essebsi, sera-il-assuré de gagner le second tour ? A quoi avaient servi les élections législatives du 26 octobre, pour le partisan Lamba de Nida Tounès, s'il se retrouve à l'aube de 2015 avec un M. Marzouki à Carthage et un M. Jomâa à La Kasbah ? N'est-ce pas un statu quo institutionnel ? Après toute cette euphorie électorale, le Nida serait-il cantonné à virevolter dans l'Assemblée nationale ? Variante n°2 : M. Caïd Essebsi refuse l'offre de M. Marzouki et ne propose aucun candidat-chef du gouvernement. Cette variante pose aussi de gros problèmes sur l'échiquier tunisien. En refusant de désigner un candidat et en s'appuyant sur l'instance du Dialogue national, M. Caïd Essebsi prend deux risques possibles : Le premier consisterait à donner raison à M. Marzouki qui ne cherche qu'à apparaître comme le défenseur de la Constitution. La Constitution, produit de la Révolution, n'est-elle pas plus importante que l'instance du Dialogue national, instance malgré tout temporaire, politicienne et presque informelle ? Le second risque serait de contribuer à pousser M. Marzouki en avant, car après le délai d'une semaine, et si M. Caïd Essebsi ne propose aucun candidat-chef de gouvernement, le président sortant peut commencer à faire des consultations avec les partis de la place en vue de former un gouvernement ...d'union nationale. Ici, il convient de faire remarquer la chose suivante : il est vrai que la Constitution donne un délai d'un mois renouvelable au candidat au poste de chef du gouvernement pour former son cabinet, mais il est utile de rappeler que ce délai n'entre en ligne de compte que si le président de la République reçoit, dans la semaine qui suit, l'annonce officielle des résultats des législatives, l'offre émanant du parti qui a remporté le plus grand nombre de sièges desdites élections. Et c'est ici, qu'apparaît, encore une fois, la pointe du coup tactique de M. Marzouki, car ce dernier pourrait bient proposer à certains partis qui pèsent lourd sur l'échiquier électoral, de former un gouvernement qui court-circuiterait Nida Tounès, tout en augmentant ses chances pour le second tour, eu égard à l'appui de ces derniers. Ainsi, imaginons un M. Marzouki proposant un gouvernement avec des figures d'Ennahdha et quelques leaders politiques influents électoralement (à l'instar d'un M. Slim Riahi ou M. Hechmi Hamdi), on ne peut qu'imaginer que ces derniers, reconnaissants, vont l'aider pour le maintenir à Carthage et mettre Nida Tounès dans une posture affaiblie. Que ferait M. Caïd Essebsi dans ce cas de figure ? Va-t-il miser sur sa victoire au second tour et enterrer le «coup» de M. Marzouki en prenant Carthage par «échec et mat» ? Oui, c'est possible, mais,ironie de l'histoire, l'on verra peut-être pointer, entre-temps, les risques d'un scénario semblable à celui qu'ont vécu les Tunisiens à l'aube de l'Indépendance : deux personnages, Bourguiba et Ben Youssef, deux instances en lutte et un échiquier national chaotique à la merci de l'aventure.