Par Hatem M'RAD(*) Le Dialogue national est un de ces mécanismes dont la transition démocratique tunisienne a eu le secret. Paradoxalement, alors que l'élection de l'Assemblée constituante a créé pendant trois ans plus de problèmes qu'elle n'en a résolu, le Dialogue national, lui, procédé informel, non démocratique, initié formellement par l'Ugtt, a pu dénouer une situation inextricable. Il a mis fin à une crise politique majeure, à un blocage entre deux adversaires irréconciliables, apparus juste après l'assassinat de Mohamed Brahmi, le sit-in d'Errahil et la suspension des travaux de l'ANC. Il a fait la politique par d'autres moyens. Il a réuni les «bons» et les «méchants», les enthousiastes comme les sceptiques. Au total, 22 partis représentatifs à l'ANC, de tous bords, grands et petits, laïques et islamistes, libéraux et de gauche, des leaders politiques, de l'avant comme de l'après-révolution, autour d'un Quartet représentant, lui, la société civile (Ltdh), le monde du travail (Ugtt), l'entreprise (Utica) et la justice (barreau). Le Dialogue national a quasiment mis fin à la violence interne, au conflit entre islamistes et laïcs, majorité et opposition, dans un pays qui vient juste de connaître un bouleversement politique, et dont les acteurs, peu affûtés aux usages et contraintes de la démocratie, ne sont guère habitués à la collaboration politique. Les membres du Dialogue national, sous l'autorité d'un Quartet exigeant, respectueux du calendrier de la feuille de route, document définissant la marche à suivre, ont permis l'achèvement de la constitution, le retrait de la Troïka du gouvernement, la désignation d'un gouvernement neutre, l'adoption de la loi électorale, la désignation de l'Isie. Ce qui n'est pas peu. En un mot, le Dialogue national a accéléré l'histoire de la transition. Il a réalisé les exigences fondamentales mêmes de la transition démocratique en quelques semaines, avec des hauts et des bas, des moments de crise, de doute, d'abattement, comme aussi des moments de bonne volonté chez les négociateurs eux-mêmes, souvent tentés par l'abandon. «Le miracle» du Dialogue national, c'est qu'il a su aller à l'essentiel : le consensus. Un procédé qui s'avère toujours précieux en phase de transition et de construction démocratique, après la chute d'un long régime autoritaire. Le consensus est un processus plus profond que la démocratie elle-même. Il réduit l'intensité de la mainmise de la majorité sur la minorité, en partant à la quête du plus grand nombre, en élargissant la base des «satisfaits». En démocratie, en effet, toutes les parties doivent avoir des garanties les uns par rapport aux autres : le gouvernement majoritaire contre les obstructions l'empêchant de gouverner, l'opposition contre la majorité abusive et les citoyens contre la violation du droit et des libertés. En cela il n'a pas failli à sa mission. Il y a eu «dialogue» et il était «national», ou presque. Des pays étrangers, surtout l'Union européenne, les Etats-Unis et l'Algérie, ont eu leur mot à dire pour convaincre les parties, et notamment les plus influentes d'entre elles à s'investir dans le Dialogue national, base de toute paix civile et politique. Mais le dialogue national a pu neutraliser les influences des uns et des autres, jusqu'à ce qu'ils trouvent un compromis honorable. Aujourd'hui, il se peut que le futur gouvernement de coalition lui-même, annoncé ici et là, ait besoin d'un cadre parallèle, adjuvent, qui serait prêt à intervenir en cas de difficulté politique insurmontable. La nouvelle démocratie n'est pas en effet encore assagie. Le Dialogue national aurait alors pour mérite, s'il est accepté par les nouvelles composantes du parlement qui peuvent mal percevoir la concurrence politique au sein du dialogue de tenter d'apaiser le débat politique, d'éviter toute forme de diabolisation, comme il l'a fait avant les élections mêmes. Une diabolisation qui peut voir le jour au sein même du Parlement. Après la tenue des élections législatives et présidentielle, le nouveau régime politique va tenter de retrouver ses repères et sa légitimité. Les institutions politiques ordinaires vont reprendre leur cours normal. Le Dialogue national, que certaines parties voulaient procéder à son institutionnalisation, risque toutefois de perdre son utilité et sa pertinence. Pourtant, on ne sait pas comment le système politique général va se mettre en marche et s'établir dans les faits. Il sera toujours légitime de se reposer la question : y aura-t-il un post-Dialogue national ? La Tunisie est-elle à l'abri de secousses futures, juste parce qu'elle a désormais une Constitution démocratique, une assemblée et un président élus, un gouvernement légitime issu de la nouvelle majorité, un tribunal constitutionnel et d'autres organes de régulation contrôlant les abus éventuels des lois de la majorité politique ? Mais la transition démocratique est-elle définitivement close du seul fait de la mise en œuvre des autorités constitutionnelles ? La transition a achevé sa transition formelle, mais il reste la transition réelle, celle qui se poursuivra sans doute encore pendant six ou sept ans. La nouvelle configuration politique à l'intérieur du Parlement, l'alliance éventuelle autour de la nouvelle majorité, le débat majorité-opposition suffiront-ils à la mise en route des nouvelles institutions prévues par la Constitution, pour gérer les questions horriblement rebutantes, comme l'insécurité, le terrorisme, l'état délabré de l'économie, le chômage, le déséquilibre régional, les grandes réformes sociales ? C'est la raison pour laquelle l'Association tunisienne d'études politiques (Atep), en raison de l'intérêt de cette question, se propose pendant les cinq prochains mois de faire une enquête de terrain sur le dialogue national, avec une équipe de 10 politologues : des universitaires, doctorants, chercheurs et étudiants en master de science politique. Ce sera un véritable travail de science politique. Toute l'équipe aura à faire des consultations auprès des acteurs politiques et des membres du Quartet qui ont participé au dialogue national, puis à réunir des «focus group», des groupes d'une quinzaine de personnes, réunissant la société civile dans différentes régions (Sidi Bouzid, Sfax, Bizerte et Sousse) pour connaître leur perception du dialogue national. Le travail sera couronné par un rapport publié dans un livre en trois langues (arabe, français et anglais) et par une conférence sur la question. L'Atep aura à ressortir les facteurs qui ont donné naissance au Dialogue national, à scruter sa démarche, sa méthode de travail, ses formes de négociation, ses contraintes politiques, ses résultats réels, à ressortir les influences réelles des leaders politiques et des membres du Quartet dans le processus du dialogue, à découvrir la spécificité du Dialogue national tunisien, et, enfin, à réfléchir sur le destin futur du Dialogue national en rapport avec la nouvelle conjoncture politique du pays. *(Professeur de science politique)