Elles vouent l'homme aux gémonies, le traînent dans la boue, l'installent dans la misère et, parfois, détruisent son foyer. Quand on est pris dans leurs filets, difficile de s'en détacher un jour. Elles ?... Ce sont les courses de chevaux. Petite visite dans un monde fou, fou ! Toute la littérature universelle, toute la poésie mondiale, tous les chants et, bref, l'humanité entière vous diront que si l'homme tient à la vie, c'est grâce à un mot magique : l'espoir !... Dans quelque situation où l'on se trouve, dans tous les domaines imaginables, sans l'espoir on n'avance point, on ne réussit rien. Sauf !... Sauf dans ce domaine incroyable qu'est le turf. Autant on s'y accroche, autant on s'enlise dans le dénuement. C'est un espoir insidieux qui remet tout le temps dans l'esprit du turfiste cette phrase assassine : «Demain, je vais gagner...». Il ne gagnera rien. Et s'il lui arrive de gagner, c'est pour perdre le tout le surlendemain. Et on reprend. Inlassablement. C'est comme ça, toujours comme ça. Un cercle infernal, une prison à vie. Le principe du jeu Il n'est pas possible de passer en revue, ici, toutes les formules du turf, il faudrait pour cela deux pages de notre journal. On s'en tiendra donc aux plus courantes, à savoir le Tiercé, le Quarté et celle qu'on qualifie pompeusement de Formule (les joueurs disent : formula). Dans une course de chevaux, on aligne généralement entre seize et vingt équidés. Par Tiercé, on entend trois chevaux que le joueur considère comme des gagnants potentiels et mise donc sur eux. Le Quarté c'est quatre chevaux. Il y a deux façons de gagner : en ordre (quand les quatre numéros choisis arrivent les premiers, l'un après l'autre), ou en désordre (quand les mêmes numéros arrivent en tête mais dans le désordre). Evidemment, quand c'est en ordre, vous gagnez de l'argent (que vous perdrez de toute façon le surlendemain), quand c'est en désordre, vous gagnez un peu moins. Mais si vos numéros ne figurent même pas dans le peloton en tête de la course, eh bien faites-en votre deuil et tentez à nouveau votre chance. Or, le Quarté ne se limite pas à seulement quatre chevaux (ou numéros), vous pouvez en rajouter d'autres pour vous donner plus de chances de gagner. Si notre source ne nous a pas menti, voici les prix des tickets : Quarté simple : 0,550 dinar ; 5 chevaux : 2,500 D ; 6 chevaux : 7,500 D ; 7 chevaux : 18 d ; 8 chevaux : 36 d ; 10 chevaux : 105 d. A mesure que vous ajoutez un numéro, vous multipliez vos chances de gagner — ou de vous ruiner. La Formule, c'est uniquement quatre chevaux (pour 12 dinars) : ça peut rapporter vraiment gros si vous êtes l'un des très rares à y avoir misé, mais si ces quatre premiers sont tous des favoris et que tout un monde a misé sur eux, vous vous en sortez avec des miettes. On cite aussi le fameux Ticket Bleu, mais c'est un vrai casse-tête, le signataire de ce papier n'y a rien compris. Généralités Les courses de chevaux dont on parle ont lieu en France, et c'est tous les jours. D'après les habitués du turf, les courses de Ksar Saïd sont assez négligeables comparées à celles de l'Hexagone. Mais pour le Grand-Tunis, c'est à Ksar Saïd qu'on va jouer. Autrefois, ça se faisait dans les bars, un agent y siégeant durant toute la matinée pour la tâche ; il était à la fois receveur et payeur des tickets gagnants ; quand le gain est important, le joueur va encaisser son argent auprès de l'administration y afférente, en principe quelque part dans le centre-ville. De nos jours, les résultats sont connus l'après-midi même grâce à une chaîne de télévision spécialisée, ‘‘Equida'' paraît-il. Avant, il fallait attendre le lendemain pour en prendre connaissance sur un programme distribué à la criée dans l'une des artères de la capitale. Pedigree et favoris En général, les turfistes, munis de leur programme, se réunissent dans les cafés pour... étudier l'équation à jouer. Toujours la mine patibulaire, toujours blêmes, toujours déçus, jamais un soupçon de sourire sur les lèvres, et toujours la même déclaration : «Ah, j'ai pourtant failli jouer ce numéro manquant sur mon ticket !». Ils ne se relèvent d'une déception que pour tomber dans l'autre. Mais ils ne lâchent pas. «Demain, je vais gagner, c'est certain...». Seule certitude, en fait : ils vont encore sortir de l'argent de leurs poches. Ça, c'est sûr. Mais tous les joueurs ne sont pas des amateurs. Il y a les professionnels. C'est ceux qui connaissent par cœur le pedigree de certains chevaux. Tout comme, en économie, on parle de traçabalité, en matière de turf on parle de généalogie, c'est-à-dire : le père du cheval, sa mère, l'écurie où il évolue, le vétérinaire qui l'examine de temps à autre, le lad qui l'entretient jour après jour, la nourriture qu'il consomme, et, bien sûr, le nombre de victoires à son actif. Il ne reste plus qu'à savoir s'il a fait des études supérieures et quelle université il a fréquentée. Ces données sont nécessaires et permettent au joueur de miser sur le cheval qu'il faut le jour où il faut. C'est pour cela qu'on parle de favori, c'est-à-dire le cheval dont toutes les chances de gagner semblent réunies. Or, les chevaux dits favoris sont connus de tous, et tous vont miser dessus, ce qui amenuise sensiblement le gain de chaque joueur. Cela étant, il n'est pas dit qu'un favori va immanquablement gagner, il peut être coiffé au poteau par un cheval dit ‘‘âne'' et que personne n'a joué. Gagner, ça suppose être très perspicace et savoir taper dans le mille. C'est même une science, celle des éternels malchanceux. Profession : joueur ! Et malgré tout, il y en a quand même ceux qui, en chômage, n'ont d'autre activité que de jouer tous les jours et de gagner tous les jours ne serait-ce qu'un peu d'argent de poche. Ils savent s'y faire, ces gens-là. C'est leur métier. Ils connaissent les chevaux beaucoup plus que leurs oncles ou leurs tantes. Mais le jour où ils perdent, bonjour l'emprunt. Car on n'abandonne jamais, on ne démissionne jamais. Le turfiste est un homme condamné à toujours jouer. Très peu, vraiment très peu sont les turfistes qui, rattrapés par leur conscience, décident un jour d'abandonner. Ce sont des rescapés miraculeux. Prêteurs à gages Les gens du milieu les appellent ‘‘Banquiers du turf'' ; ce ne sont, en fait, que des prêteurs à gages. Il s'agit de gens assez nantis, qui ont toujours de l'argent liquide chez eux et qui prêtent main-forte aux joueurs en manque d'argent. Ces derniers peuvent emprunter autant qu'ils peuvent, mais laissent des garanties en contrepartie. La garantie, évidemment, comprend une marge d'intérêt, et stipule même une pénalité de retard. Comme les banques. C'est pour cela que certains individus sont restés endettés jusqu'après leur mort, alors que d'autres ont vendu meubles et maints effets de la maison pour satisfaire les généreux banquiers et continuer à jouer. Le drame de 1973 C'est l'histoire authentique d'un cadre moyen dans une entreprise publique. Pour la commodité de la désignation, on va l'appeler, par exemple, Habib. Il est marié, père d'un enfant, et sa femme, Hédia (par exemple) est enceinte de sept mois. Toute sa vie, Habib est resté un inconditionnel du turf. Et, en bon joueur qui se respecte, il joue donc tous les jours. Il gagne parfois, c'est sûr, mais ce qu'il gagne, il va le réinvestir dans de nouveaux tickets (le bel investissement !). Ce mois de février 1973 est particulièrement pluvieux. Un bon matin, au bar Ali W'raq dans la région de La Fayette, Habib a une idée géniale : jouer dix chevaux à la fois, puis changer de combinaisons dix fois encore. Une bonne centaine de possibilités. C'est bien simple : il laisse les trois-quarts de son salaire dans la cagnotte de l'agent du turf. Qu'importe. Il a joué les dix meilleurs chevaux qui soient, par conséquent il ne pourra que rafler des centaines de dinars le lendemain. Il est serein, Habib. Il va gagner inévitablement. Cet après-midi-là, la course se fait sur un terrain à grosses flaques d'eau. Six chevaux parmi les favoris de Habib forment le peloton de tête du convoi. Sauf qu'à moins de trois cents mètres de l'arrivée, juste au dernier virage, le plus favori des favoris glisse et va rampant sur quatre pattes. Pire : dans sa chute, il entraîne avec lui tout le peloton. Au total, onze chevaux sont à terre. Et vingt secondes plus tard, arrivent les ‘‘ânes'' tels des princes tout fiers de leur victoire. Le lendemain, aux environs de 11 heures, Habib, au même bar, apprend la nouvelle. Il est cuit. Son visage vire du bleu au noir, à croire qu'il n'a plus une seule goutte de sang. Il commande une bière et reste là à ruminer sa perte. Juste un moment après, entre dans le bar un type quelconque qui ne trouve pas mieux que de le taquiner : « Alors, Habib ? Il paraît que tu as misé sur une dizaine de brebis... ». Fou de rage, Habib s'empare de sa bouteille et la lui balance au crâne. L'homme s'en sort miraculeusement vivant, mais avec tout de même une bonne vingtaine de points de suture au front au bout d'une semaine d'hospitalisation. D'après un témoin, Habib aurait crié : «Je vais le tuer, celui-là». Et la justice, sur la base d'une plainte et d'un certificat médical préconisant vingt jours de repos, décide sept ans de prison ferme pour tentative de meurtre. Hédia, prise en charge par ses frères à elle, va habiter ailleurs. Et sept années plus tard, Habib, qui a remué ciel et terre pour trouver les traces de sa femme, va frapper un matin à sa porte. C'est une enfant qui ouvre. Elle voit un homme très mal habillé et avec une barbe de plusieurs jours. Elle en a peur. Elle revient sur ses pas et appelle sa maman. Celle-ci, sur le seuil de sa porte, reconnaît son mari et lui dit : «Que veux-tu ?». Habib, la voix lourde de larmes, la supplie : «Hédia, pour tout l'amour que tu voues à Allah, laisse-moi embrasser ma fille juste une seconde...». Elle répond : «Pour tout l'amour que tu voues à Allah, fous-nous la paix et oublie-nous une fois pour toutes !!...». Oui... C'est aussi ça le turf. Il ne se contente pas de sucer le sang des gens, il va parfois jusqu'à briser leurs foyers. Et alors ?... Quels numéros vous allez jouer demain ?....