Dans un décor qui se prête à la luxure plutôt qu'à la quête de soi-même, Frédéric Beigbeder pioche encore, après tant d'autres, l'idée de l'individu abandonné dans la grande ville, même s'il n'est pas encore totalement sous la férule de Freud, Bouddha, Fashion TV et Facebook comme aujourd'hui. Une concentration sur l'individu jusqu'à ce qu'il a de plus intime, ses tréfonds, dans un genre d'ouvrage qu'il est impossible de décrire dans le même ton en français : ‘'non-fiction-novel''. ‘'Le problème est de trouver le bon mot de passe'' La rencontre entre Jérôme (Jerry) Salinger et Oona O'Neill, fille d'un prix Nobel de littérature, se fait d'une manière étrange. Ce n'est pas le coup de foudre dans le sens classique du terme mais une attirance foudroyante, comme si tous deux se connaissaient depuis toujours. Mais, dès le début, elle le tient en haleine. ‘'Le fait-elle exprès ? Une fille, ça s'ouvre et se referme : le problème est de trouver le bon mot de passe. Plus elles sont belles, célèbres et gâtées, plus le code d'entrée est difficile à déchiffrer'', commente Beigbeder. Les séduire exige des compétences d'espionnage sophistiquées que Jerry n'acquerra que deux ans plus tard, en 1943, dans les services d'espionnage, avant de participer en 1944 à la guerre en Europe contre les nazis. Pour l'heure, se tisse alors entre Oona et Salinger une relation platonique singulièrement douloureuse, où tous deux ne semblaient pas savoir ce qu'ils étaient censés faire pour faire progresser leur relation. Naît un amour qui commence tout de suite à se consumer par manque d'assouvissement au moment où les amis d'Oona l'entraînent vers une voie que Jerry trouve inacceptable. Mais ‘'plus Oona lui échappait, plus il la désirait.'' Jusqu'à ce que le 7 décembre 1941, quelque 360 chasseurs japonais détruisent 188 avions et coulent 7 navires américains à Pearl Harbour, Hawaï, et poussent Salinger à s'engager dans l'armée malgré une insuffisance cardiaque. Pour trois raisons : il ne voulait pas reprendre l'entreprise familiale d'importation de gruyère, il pensait que la guerre lui fournirait un sujet en sa qualité d'écrivain, et il voulait faire preuve de courage pour rehausser son prestige aux yeux d'Oona. Malheureusement, ils ne se quittent pas ‘'romantiquement'' comme il l'aurait souhaité, mais brouillés pour toujours ! Charlot d'un côté, Hemingway de l'autre Ils s'écrivent sans que cela attise la flamme d'Oona... Jusqu'à ce que celle-ci rencontre Charlie Chaplin (Charlot) pour décrocher un rôle et une nouvelle histoire commence quand il lui demande pourquoi elle veut devenir actrice et quand elle a cette réponse magnifique, après un moment d'hésitation et de confusion : ‘'Je veux être actrice parce que je ne suis pas intéressante, parce que je ne sais pas qui je suis, parce que je me sens vague, creuse, vide, parce que si on me demande de rester moi-même, je ne sais pas ce que cela signifie, parce que j'ai toujours envie que quelqu'un d'autre me souffle ce que je dois dire. Je veux aussi être actrice pour être applaudie et aimée de tout le monde, mais c'est secondaire par rapport à ce que je viens de confesser.'' Une réponse magnifique et complètement inattendue qui fait immédiatement chavirer Charlot tout en démasquant le jeu de l'auteur car, au début de ce roman ‘'non-fiction-novel'', Frédéric Beigbeder faisait semblant de nous conter une histoire d'amour et de désamour pour nous mener vers le sujet qu'il poursuivait, en vérité, depuis le début : l'éloge de la moitié féminine du pseudo-duo; Oona qui finit par se lier à Charlot mais qui a l'honnêteté de lui écrire pour lui dire que c'est fini. A l'autre bout du monde, Salinger fait partie du débarquement du 6 juin 1944 et continue à écrire à Oona qui lui répond, et il lui récrit... et le ‘'zapping'' entre les deux vies séparées par un océan au propre et au figuré se poursuit... jusqu'à ce que Salinger rencontre un jour Hemingway au Ritz à Paris et celui-ci fait ses compliments au jeune auteur dont il a lu quelques nouvelles. Les deux écrivains s'apprécient et Hemingway finit par lui confier son secret : ‘'L'ancienne version de la Bible, la King James. Lisez les Chroniques, c'est un modèle de narration. J'ai tout copié là-dessus, c'est d'une concision absolue...'' Les deux écrivains s'écrivent et c'est peut-être cela qui aurait sauvé Salinger de sombrer dans le pire, non pas uniquement à cause de ‘'l'indépendance'' d'Oona, mais après ce qu'il a vu en Europe des camps nazis, juste avant les bombes américaines sur Hiroshima et Nagasaki.