Par Raouf Seddik Imaginons deux arbres majestueux, dressés côte à côte face au vent au sommet d'une colline. L'un est un cyprès, l'autre un pin. Pour les habitants du village, leur présence fait autant partie du paysage que la lune qui brille dans l'étendue du ciel, une fois la nuit tombée. Ces deux arbres portent fièrement leur différence : celle de leur patrie méditerranéenne, mais aussi celle qui les distingue l'un de l'autre... Il appartient aux esprits gaiement vagabonds de se laisser frapper par l'étonnement au spectacle de cette différence, qui semble, d'ailleurs, être le message lancé au monde par ces deux arbres. Comme une énigme à déchiffrer... Les esprits forts, forts en sciences naturelles, vont nous expliquer ce qu'il faut à ce sujet. Ils vont nous livrer la chaîne des causes. Mais, comme à leur habitude, ils ont une façon de résoudre les énigmes qui revient à passer à côté du but, à les manquer. En fait, à les nier! C'est que la science ne sait pas se laisser prendre au jeu des énigmes... Elle ne pense pas, dira Heidegger ! Nous l'avons dit sur ces colonnes : l'homme moderne a perdu le sens de l'énigme. Il ne sait plus très bien ce que veut dire le mot lui-même, ni ce qu'il implique comme posture de la pensée. Les anciens, dont on raille volontiers les réponses, parce que trop naïves, déclare-t-on, avaient bien plus conscience que nous de ce qui est en cause. Leurs réponses étaient à la fois moins prétentieuses et plus pertinentes. Plus audacieuses aussi. Et c'est être intelligemment moderne que de se rendre attentif aux indigences de la modernité. Non pas comme certains pour tenter de rétablir un ordre ancien, mais pour provoquer des sursauts salutaires face aux aveuglements, aux fourvoiements. C'est dans cet esprit qu'on voudrait rappeler ici une trouvaille de la pensée que nous avons évoquée sans la nommer dans notre précédente chronique : il s'agit de la «raison séminale». Leibniz la reprend dans sa conception de la monade mais il n'en est pas l'inventeur, puisqu'on la trouve à la fois chez les Stoïciens et chez les néoplatoniciens. Elle nous intéresse ici parce qu'elle ouvre grandes les portes d'une approche différente de la mémoire. Séminal, semence... La raison séminale suggère que tout ce qui arrive dans l'existence d'un être n'est que le développement d'un devenir dont les termes sont contenus en lui dès la naissance. Le pin ainsi que le cyprès étaient tout entiers dans la graine dont ils sont issus... Sur leur colline, voilà pour les anciens se que ces deux arbres avaient à nous dire : ils sont chacun le messager de ce qu'ils ont porté comme projet d'existence au fond d'eux-mêmes depuis toujours. En ce sens, les causes qui agissent de l'extérieur - causes motrices, selon Aristote - relèvent d'une simple illusion. Nous croyons que les êtres agissent les uns sur les autres : il n'en est rien. Pour les Stoïciens, le Logos qui gouverne le monde a fait en sorte que le destin de chaque être s'emboîte et s'harmonise avec celui de tous les autres êtres, comme en une vaste chorégraphie. Il y a un maillage des vies de chaque être dans le tissu du tout du monde qui fait que, lorsqu'on croit que le mouvement de l'un est causé par le mouvement de l'autre, ce n'est en réalité que la conjonction de deux mouvements dont l'un suit l'autre dans le temps, mais sans du tout être causé par lui. Il y a donc comme une sorte de parchemin dans notre âme, où est inscrit tout ce qui nous arrivera, et les choses arrivent au fur et à mesure qu'il se déroule. Une telle représentation peut cependant suggérer que nous ne serions que des sortes de marionnettes actionnées par cette causalité interne, à l'image d'un automate programmé. Or, les penseurs stoïciens sont paradoxalement les premiers à avoir posé le principe de la liberté humaine. Comment ? En affirmant que la liberté consiste à s'accorder au texte du parchemin, à vouloir donc ce qui ne peut pas ne pas advenir dans notre existence. Ce qui, pour le coup, nous fait ressembler à des acteurs qui ont appris leur texte et qui jouent leur rôle. Leur liberté n'est pas de changer de rôle : elle est d'honorer leur rôle ! Et, en honorant leur rôle, d'honorer toute la pièce. Le problème ici est que le comédien dispose d'un texte, qu'il peut lire et répéter. Quel texte avons-nous dans la vie qui nous renseigne sur notre rôle, et de quelle façon le lisons-nous ? L'hypothèse de la cause séminale est difficile à intégrer dans nos modes de pensée, nous les hommes d'aujourd'hui. Peut-être faut-il souligner que, même pour les anciens, elle n'allait pas de soi. C'est une hypothèse qui engageait de la part de la communauté des hommes qu'ils se prêtent au scénario d'un monde selon lequel les formidables désordres dont nous sommes les témoins sont eux-mêmes comme les fragments d'un ordre plus profond, à l'instar des dissonances qui font partie de l'œuvre musicale, de la symphonie. Cette croyance installait l'homme dans la posture - combative - de celui qui aurait à viser ou à accomplir l'ordre dans la cité et dans le cosmos, afin d'être l'artisan de sa beauté. Elle n'allait pas sans une propension au défi. Mais c'est quand même une hypothèse qui s'est imposée à travers les générations. Or, si elle l'a fait, elle a nécessairement obligé ceux qui gravitaient autour de cette pensée à lire le texte invisible du parchemin d'où ils avaient à répéter leur rôle... L'exercice a été mené et poursuivi, sans constituer un obstacle. Question cependant: avec quelle mémoire ? N'était-ce pas nécessairement une mémoire qui, contre l'usage habituel, écrivait elle-même le texte dont elle devait se souvenir ? Ce qui signifie qu'elle imaginait l'inéluctable d'un devenir, dans un mouvement sans cesse reconduit de création, où ce dont il fallait surtout faire mémoire, c'est l'harmonie du tout, en quoi tout se rejoint.