Tout peut basculer, les plus nantis peuvent brusquement sombrer dans le dénuement Karine Tuil nous fait suivre trois chemins hautement colorés et nous montre que les destinées ne sont pas scellées dans le marbre, que tout peut basculer, que les plus nantis peuvent brusquement sombrer dans le dénuement et que ceux marqués au fer rouge deviendraient scintillants de succès et de renom... le tout dans le creux d'une confrontation des civilisations. Cela aurait pu être n'importe qui, trois jeunes qui commencent laborieusement leur vie, chacun ayant sa croix à porter, mais ils veulent s'imposer, réussir. Banal? C'est le but de la manœuvre de Karine Tuil; partir du trivial pour nous mener vers des rivages escarpés où s'empare de nous le vertige du drame perpétuel entre Arabes et Juifs, du brûlot incompréhensible du terrorisme, du monde éprouvant de l'écriture, de la condition des laminés de la vie sociale si friande de performance et de résilience ! Vérité brutale et concurrence victimaire Pris en flagrant délit de déni d'identité, Samir est au centre du drame perpétuel entre Arabes et Juifs. La thèse : ‘'Tu veux entendre une vérité brutale ? Le genre de choses qu'on ne dit pas publiquement pour préserver la paix civile ?'', interroge l'auteure et déballe tout : La vérité, c'est que les Arabes se sentent humiliés et les Juifs persécutés. La vérité, c'est que les Arabes réagissent encore comme si on cherchait à les dominer, à les coloniser, et les Juifs comme s'ils risquaient toujours d'être exterminés. Chaque groupe doit composer avec ça... et parfois même, ça mène à une concurrence victimaire : qui a le plus souffert ? Qui souffre le plus ? Qui a le plus de morts ? Qui est le bourreau ? La victime ? C'est nous ! Non, c'est nous ! C'est pitoyable, c'est indigne. ‘'Ça me désole de n'exister qu'à travers le prisme du rapport de faiblesses, de la compétition des martyrs...'' Maintenant, l'antithèse : ‘'Parano, moi ? Les Juifs ne sont pas paranoïaques, peut-être ? Dès qu'ils sont visés par la moindre remarque, dès qu'ils se sentent mal aimés, lésés, critiqués, ils dégainent leur arme, l'antisémitisme ! On dit un mot contre Israël ? On est traité d'antisémite avec une poursuite de la Licra sur le dos. Ils ratent un examen oral ? L'examinateur est un antisémite ! Ils échouent à un entretien d'embauche ? Le recruteur est un antisémite, ça va, on connaît la chanson...'' ‘'Comment mon frère a-t-il pu devenir terroriste ?'' C'est le demi-frère de Samir qui vire au vinaigre et nous expose au brûlot incompréhensible du terrorisme. ‘'L'Islam dans lequel j'ai été élevé, ce n'est pas celui-là... Quel rapport avons-nous avec ces gens-là ? Comment mon frère a-t-il pu devenir terroriste ? Quels événements se sont produits pour que ce type un peu simple, obsédé par les filles et les objets de consommation courante, ce type qui disait ‘'adorer New York'' et avait fait une heure de transports en commun pour se rendre dans la boutique la plus branchée de SoHo, un immense magasin de baskets où il avait passé plus de deux heures à mater un modèle à 1500 dollars — je te jure que c'est vrai ! — oui, que s'est-il produit dans sa vie pour qu'il choisisse de devenir ce combattant armé, haïssant l'Amérique, prêt à mourir au nom d'Allah ?'' Mais il a beau dire, il doit payer, perdant tout dans la foulée, basculant dans le dénuement après avoir vécu comme un privilégié. Bizarrement, il se sent libéré, au propre et au figuré quand les autorités le relâchent, il se sent proche de la condition des laminés de la vie sociale si friande de performance et de résilience! Là où Karine Tuil apostrophe ce qu'il y a de jouissif dans ce bannissement dont on ne sait jamais s'il est provisoire ou définitif, cet instant où l'on est admis dans la confrérie des finis/des ratés, des has been, ceux qu l'âge ou l'échec ont marginalisé, les sans-papiers et les sans-grade, les petits et les simples, les inconnus et les ternes, ceux qui pointent aux Assedic, se lèvent tôt, dont le nom ne vous dit rien, ceux que l'on ne prend pas au téléphone, que l'on ne rappellera jamais, auxquels on dit ‘'non'', ‘'plus tard'', pour lesquels on n'est jamais libre et jamais aimable, les moches, les gros, les faibles, les femmes jetables, les amis ridicules... les débarrassant enfin de la peur de décevoir, de la pression que le souci de plaire fait peser sur eux, ces impératifs que l'on s'impose à soi-même, par individualisme/goût des honneurs/soif de reconnaissance/de pouvoir/mimétisme/instinct grégaire... tous ces effets dévastateurs des rêves avortés de l'autorité parentale/du déterminisme/des utopies hallucinatoires, cette injonction brutale qui régit l'ordre social et jusqu'aux rapports les plus intimes -soyez performants, soyez FORTS ! Ecrire dans une sorte de transe... Samir a basculé dans la pauvreté mais l'autre premier personnage du roman, Samuel, dont Samir a séduit la compagne, trouve en sa douleur la force de devenir ce qu'il a toujours voulu être, nous offrant les meilleurs passages de l'ouvrage ? Ceux sur l'écriture. ‘'Il passe désormais ses journées à boire, à lire et prendre des notes comme s'il rédigeait un précis du désespoir amoureux et de la solitude, en pensant : je ne suis pas seul. D'autres écrivains ont vécu, aimé, souffert et ont su faire de cette épreuve une matière littéraire. Il n'a jamais été aussi discipliné, travaillant des heures à son roman, se réveillant en pleine nuit pour écrire dans une sorte de transe des passages d'une violence sidérante, comme s'ils lui étaient dictés par une sorte de rage constitutive — intoxiqué, asphyxié par l'angoisse et la colère dans le ventre de sa mère déjà —, mais c'est lui. C'est lui cet écrivain à la langue heurtée, aux phrases déstructurées, dont les mots s'enchaînent avec une puissance qui emporte tout, saccage ce qui était construit, révèle ce qui état dissimulé, souille ce qu était pur, ébranle ce qui était calme.'' L'ouvrage ‘'L'invention de nos vies'', 493p., mouture française Par Karine Tuil Editions Grasset, 2013 Disponible à la Librairie al Kitab