Entre les avocats et les magistrats, la tension monte quotidiennement d'un nouveau cran. Les avocats organisent une semaine de protestation pour «défendre les droits, les libertés et la dignité bafouée des défenseurs de la veuve et de l'orphelin». Les magistrats, à travers la présidente du syndicat, les accusent de chercher à imposer leurs conditions pour ce qui est de la composition du Conseil supérieur de la magistrature On croyait la hache de guerre enterrée entre les avocats et les magistrats et que les frictions nées de l'adoption, à l'époque du gouvernement intérimaire de Béji Caïd Essebsi, du statut des avocats (où les juges ne pouvaient plus ordonner l'arrestation d'un avocat qui manque de respect à un juge lors d'une audience de justice), faisaient partie du passé. Mais voilà que les dissensions retournent à l'avant-scène à l'occasion d'une affaire ayant opposé une avocate à Sfax à un agent de sécurité. Et les choses de dégénérer dangereusement quand l'avocate a été arrêtée et entendue par un juge d'instruction. Mécontents, ses collègues, conduits par les membres de la section régionale du barreau, se sont indignés et sont allés jusqu'à insulter le procureur général de la Cour d'appel de Sfax. Et on se trouve aujourd'hui dans l'impasse puisque les avocats, soutenus par leur bâtonnier et le Conseil de l'ordre, ont décidé d'observer une grève hier, et menacent de poursuivre leurs mouvements de protestation jusqu'à obtention de réponses positives à leurs revendications : un respect total de la part des magistrats et une revalorisation de leur rôle dans l'opération judiciaire. Et les protestations vont se poursuivre tout au long de la semaine en cours. Hier, l'Ordre national des avocats a publié un communiqué signé par le bâtonnier, Me Mohamed Fadhel Mahfoudh, où on apprend que les avocats ont décidé d'organiser une «semaine de protestation qui a démarré hier». Le communiqué annonce les mouvements que les avocats vont organiser d'ici samedi 14 mars. Ainsi, du mardi 10 au vendredi 13 mars, les avocats porteront lors de l'accomplissement de leur travail un brassard rouge en signe de «défense des droits, des libertés et de la dignité des avocats». Le vendredi 13 mars, se tiendra une assemblée générale exceptionnelle à Tunis en vue d'examiner les «points relatifs à la composition du Conseil supérieur de la magistrature et les agressions répétées à l'encontre des avocats, des droits et des libertés». La semaine de contestation sera clôturée samedi 14 mars par l'organisation d'une marche nationale à partir de 11h00 du matin. Le parcours de la marche sera fixé dans un communiqué qui paraîtra ultérieurement. La loi au-dessus de tout le monde Du côté des magistrats, plus particulièrement le Syndicat des magistrats tunisiens (SMT), présidé par Raoudha Laâbidi, on découvre un autre son de cloche. Le président du SMT considère qu'il «est temps que tout le monde comprenne que tous les citoyens sont égaux devant la loi et il n'existe aucune raison pour que les avocats fassent l'exception. Dans la rue, tous les Tunisiens ont le même statut, c'est-à-dire que tout un chacun est dans l'obligation de s'astreindre aux lois en vigueur. Malheureusement, certains avocats continuent à penser qu'ils sont au-dessus de la loi du fait qu'ils appartiennent à l'avocatie. Ce qui s'est déroulé à Sfax où les avocats ont insulté le procureur général de la Cour d'appel est inacceptable et leurs mouvements de protestation appuyés par le Conseil de l'ordre national ne peuvent en aucune manière exercer une pression quelconque sur les magistrats, décidés à traiter tout le monde sur un pied d'égalité. Il faut que le citoyen sache que l'avocat peut commettre des erreurs et doit répondre de ses actes devant la justice, tout comme les magistrats dont certains sont actuellement en prison parce qu'il a été établi qu'ils ont enfreint la loi». Et la présidente du Syndicat des magistrats tunisiens de préciser: «La polémique actuelle cache, en réalité, l'essentiel, c'est-à-dire la composition du futur Conseil supérieur de la magistrature où les avocats veulent accaparer, contre toute logique, le tiers (9 sièges sur 27) réservé aux indépendants appartenant au secteur de la justice : avocats, universitaires spécialisés, huissiers de justice, notaires. La Constitution du 27 janvier 2014 est claire sur la composition du Conseil supérieur. Il doit comporter 27 membres dont 18 parmi les magistrats et 9 parmi les personnalités indépendantes (du secteur). Les avocats l'ont déclaré ouvertement : les personnalités indépendants citées par la Constitution ne peuvent provenir que de l'avocatie. C'est une position aberrante et une interprétation inadmissible de la Constitution». D'ailleurs, les notaires ne sont pas restés les bras croisés dans la mesure où leur association nationale a publié, hier, un communiqué dans lequel est dénoncée l'exclusion des notaires de la composition du Conseil supérieur de la magistrature. On lit notamment dans le communiqué : «L'Association ne renoncera pas à ses droits garantis par la Constitution qui permettent au secteur d'être représenté au sein du CSM». Raoudha Laâbidi, présidente du syndicat des magistrats, ne mâche pas ses mots en accusant ouvertement Mohamed Salah Ben Issa, ministre de la Justice, «d'avoir cédé à la pression des avocats en acceptant qu'ils soient représentés par 5 sièges». Elle révèle également à La Presse : «La composition publiée, hier, sur le site web du ministère de la Justice va créer un grand problème puisque l'on remarque qu'il est contraire à la Constitution qui spécifie que la majorité des membres du Conseil doivent être élus, alors qu'on découvre qu'il y aura 13 membres désignés et 14 membres élus. Pour nous, c'est l'Assemblée des représentants du peuple qui tranchera». Le ministère révèle son projet Après modification du projet de loi organique portant création du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), les avocats sont désormais inclus dans la composition de cette instance. Publiée, hier matin, sur le site WEB du ministère de la Justice, une deuxième version du projet de loi en question a inclus les avocats dans la composition du CSM. En vertu de ce nouveau projet, le Conseil supérieur de la magistrature comprend dans sa composition quatre avocats et trois enseignants universitaires de droit (n'appartenant pas au barreau), contre 7 experts indépendants dans l'ancienne version. Cette nouvelle version préconise, également, une meilleure représentativité de la femme au sein des conseils judiciaires. Dans cette mouture, la présidence de l'Instance provisoire indépendante pour l'élection du Conseil supérieur de la magistrature a été attribuée au président de l'Instance supérieure indépendante des élections (Isie), à la place du premier président de la Cour de cassation (dans la première version du projet). Cette nouvelle version sera présentée au Conseil des ministres, avant de la soumettre à la Commission parlementaire de la législation générale pour examen et à l'Assemblée des représentants du peuple (ANC) pour adoption, avant le 26 avril prochain. Le projet de loi proposé, le 31 janvier dernier, par le ministère de la Justice, des droits de l'Homme et de la Justice transitionnelle du gouvernement de gestion des affaires courantes avait suscité de vives critiques, notamment chez les avocats. Selon le cinquième alinéa de l'article 148 du chapitre des dispositions transitoires de la Constitution de la deuxième République, le Conseil supérieur de la magistrature est mis en place dans un délai maximal de six mois à compter de la date de la première élection législative.