Quel chemin prendre quand on doit refaire le monde sans en avoir le mode d'emploi? Le rideau s'est levé avant-hier sur la 15e édition de «Cinéma de la paix?», un événement qui questionne la condition humaine à travers le cinéma. Le film programmé pendant cette première soirée a tapé en plein dans le mille de cette interrogation par l'image et du thème de l'édition 2015, à savoir «personne et personnage au cinéma». Avant de nous livrer à l'expérience filmique qu'est Naguima de Zhanna Issabayeva, les présentatrices de la soirée, membres du cinéclub Tunis de la Fédération tunisienne des cinéclubs (FTCC), qui organise l'événement, ont pris la parole afin de présenter ce film. La présentation du festival a été faite par un film/monologue écrit et interprété par Majd Mastoura et réalisé par Heny Maatar. Puis, survint Naguima. Ce film est une claque ou plutôt un saut dans le vide. Sa réalisatrice Kazakh s'attaque à une tragédie historique, un conflit de générations et une difficile réalité sociale à la fois. Tout cela se chevauche dans une histoire épurée, où les sentiments sont crus, tout autant que la cruauté. Dans ce film, on perçoit la totalité de l'iceberg, même si la surface de l'eau est là pour tracer les limites. Naguima est le prénom du personnage principal de cette fiction de 77 minutes, sortie en 2014 et lauréate du grand prix du Festival du film asiatique de Deauville. C'est une orpheline de 18 ans qui travaille dans un restaurant et partage un appartement délabré avec son amie de toujours, depuis l'orphelinat. Bientôt, celle-ci décède en accouchant et lui laisse son bébé, une fille, à la charge avant qu'elle ne soit placée à son tour dans un orphelinat. On sent déjà dans ce résumé comme une ronde, un cycle qui se répète et qui va être interrompu par Naguima à la fin du film. Zhanna Issabayeva, productrice de télévision qui réalise ses films à ses heures perdues, d'une manière indépendante, compose son image, aussi, comme un chevauchement. On y retrouve l'esthétique du cinéma soviétique et scandinave ou encore les couleurs de la traditionnelle peinture chinoise, dont certains plans sont une référence directe. Même ses personnages sont éclectiques avec leur génétique si différente. Ce qui les rassemble, c'est un espace géographique qui cherche une nouvelle définition, une nouvelle identité après la chute de l'Union soviétique, dont dépendait le Khazakhstan. La séparation ne n'est pas faite sans dégâts. Parmi eux, un grand nombre d'orphelins qui se heurtent à la cruauté de l'institution qui les marginalise. Délaissés sans structure, sans amour et sans repères, leur destin semble tracé vers la tragédie. Naguima incarne cette génération. Elle le fait dans la beauté de son interprétation percutante et incisive, à la limite de l'autisme. Etant elle-même orpheline, elle porte à l'écran ce qu'elle est, que la caméra de Zhanna Issabayeva capte intelligemment et porte aux spectateurs. Ceux de «Cinéma de la paix?» ne sont pas restés indifférents devant ce film. La qualité du débat en témoigne avec des interventions de cinéastes, chercheurs et universitaires qui ont révélé plusieurs dimensions esthétiques et sémiotiques dans le film grâce à leurs lectures. Un vrai moment de cinéma, dans le partage et l'enrichissement, que l'on aurait aimé voir attirer plus de monde.