Par Raouf SEDDIK Autour de la folie, et de la sortie de la folie, se joue une expérience de la mémoire dont on a toutes les raisons de penser qu'elle a quelque chose de fondamental... Peut-être la psychologie pratiquée de nos jours, issue d'une démarche scientifique condamnée à rejeter ce qu'elle examine dans la froideur de son «objectité», de son caractère d'objet, peut-être, donc, cette psychologie n'est-elle pas ce qui permet de saisir l'inouï de la chose : aussi bien du basculement que de l'émersion, aussi bien de la plongée dramatique dans la nuit que de la sortie triomphante et inespérée... Il y a en tout cas, dans cette sortie, une expérience de l'aube dont le rayon de lumière ne souffre pas d'être reçu et connu autrement qu'à travers un certain bouleversement. Nous sommes à une époque où nous gérons la folie, soit pour l'écarter de la vie de la cité soit pour la ramener dans le giron de la normalité. Nous n'avons plus notre idiot du village qui nous renvoie au visage l'énigme de notre propre raison, de notre propre «saine raison». Il a été expulsé, enfermé dans un asile où, selon les cas, on l'abandonne à la solitude de son désordre ou on s'acharne à le débarrasser de son mal par des méthodes plus ou moins «évoluées» mais qui confirment surtout notre phobie, notre déficit de tolérance à l'égard de ce qu'il représente... Et l'on ne sache pas qu'un tel acharnement ait donné des résultats dignes de fierté. C'est que la guérison de la folie ne saurait s'accomplir sur fond d'un rejet. Et, d'autre part, ce rejet ne saurait être levé tant qu'on ne comprendra pas que la raison n'est tout à fait elle-même que lorsqu'elle se risque à faire face à la folie, à aller même à sa rencontre sur son terrain. Et que, à l'inverse, elle sombre dangereusement dans une forme de faiblesse quand elle se croit bien inspirée de lui tourner le dos... D'ailleurs, un des premiers signes de cette faiblesse est, justement, la croyance naïve en la fausse évidence selon laquelle plus on s'éloigne de la folie, plus on en est indemne. Alors qu'au contraire c'est en investissant le cœur de la folie, à l'image de ces aviateurs qui pénètrent le cœur des cyclones, que l'on donne à la raison sa vigueur native et les attributs d'une profonde santé. Retrouver la raison après avoir connu l'expérience de la folie est assez rare. Mais quand cela arrive, ce qui se passe ne relève pas d'une simple logique de rétablissement, au sens où est rétabli l'état antérieur à la chute. Ou au sens où est réparé un dysfonctionnement. Le fou qui émerge de sa folie recommence l'acte par lequel le premier homme fait jaillir dans sa cervelle l'étincelle d'intelligence qui lui ouvre l'espace du monde comme espace de sens. Il renouvelle cet événement cosmique qui fonde la séparation entre le jour et la nuit, entre le moment de la clarté par quoi toutes choses se détachent distinctement les unes des autres et le moment de l'obscurité où elles sont entraînées dans la spirale de la confusion et de l'indistinction... Ce moment initial de la clarté, c'est ce dont nous perdons toujours mémoire, parce que nous sommes portés irrésistiblement à prendre pied sur l'ordinaire de l'intra-mondain, pour reprendre l'expression d'un certain Eugen Fink : cet intra-mondain qui fait écran au jaillissement du monde. Non seulement nous en perdons la mémoire, mais nous ignorons ou nous oublions que cette perte de mémoire est à l'œuvre et qu'elle ne cesse pas de nous couper de notre origine. Une telle érosion agit donc en nous à notre insu et c'est ce qui nous empêche de voir dans le fou autre chose qu'une négativité : le partenaire incontournable qui, par sa guérison, nous fait accéder à la mémoire du commencement. La guérison de la folie, en réalité, ne concerne pas que le fou. C'est du moins l'hypothèse que nous risquons. Elle concerne aussi celui qui tend la main, qui flirte avec le cyclone au point de rejoindre le fou là où il est afin de refaire avec lui le chemin qui mène doucement vers la lumière... Cette sortie est affaire d'amitié, même si elle implique aussi compétence et expérience. Or, l'amitié s'inscrit dans l'horizontalité. Elle suppose que soit abolie toute différence hiérarchique telle que celle qui existe habituellement entre le médecin et le patient, le gouvernant et le gouverné, etc. Question : si celui qui tend la main doit rejoindre le fou là où il est, et le rejoindre complètement pour réaliser cette relation de proximité qui appartient à toute amitié, comment son geste est-il préservé du risque de le faire basculer lui-même dans la folie, lui qui venait avec l'intention d'en sauver autrui ? La comparaison avec le bon nageur qui plonge pour aller sauver celui qui se noie en se débattant n'est pas pertinente, bien qu'elle soit séduisante. Pourquoi ? Parce que la maîtrise de la nage empêche dans ce cas le bon nageur de rejoindre dans sa situation réelle celui qui se noie et, d'autre part, elle l'oblige à regagner avec lui la terre ferme en le traînant comme un corps inerte... Alors qu'il s'agirait plutôt de nager avec lui, côte-à-côte. Une comparaison plus pertinente serait peut-être celle du spéléologue, qui rejoint son compagnon perdu, et dont il va réussir à convertir la frayeur délirante en patience espérante par la force de la proximité... En patience et en attention tournée vers la lueur... Vers l'écho aussi d'un appel que le silence gagné sur soi rend de plus en plus audible. Et qui s'affirme au fur et à mesure comme une résonance intérieure dont l'existence est de toute éternité : résonance à l'écoute de laquelle les deux spéléologues se mettent tout d'un coup en chemin, comme un seul homme... Parce que, désormais, chacun veut sauver l'autre, encore plus peut-être que soi-même. Et ainsi cheminent-ils jusqu'à ce qu'éclate à nouveau la lumière !