Par Raouf Seddik Dans un de ses dialogues où il est au sommet de son art, Platon pose une question que nous nous sommes presque tous posée un jour : «Faut-il accorder ses faveurs à la personne qui aime ou à celle qui n'aime pas?». Le jeune Phèdre, qui donnera son nom au dialogue, dissimule sous son manteau un texte écrit de la main d'un certain Lysias, qui défend avec habileté l'idée qu'il convient plutôt d'accorder ses faveurs à la personne qui n'aime pas... Socrate venant à croiser son chemin, s'engage une discussion au cours de laquelle Phèdre tente d'utiliser cette rencontre pour discrètement réciter le contenu du texte qu'il vient d'entendre déclamer par son auteur... Mais le vieux sage, à qui on ne la fait pas, aperçoit le texte du discours et la question est, dès lors, de savoir dans quel coin on va le lire tranquillement. Le lecteur moderne du Phèdre est certainement frappé, au premier abord, par le fait que la question posée par ce dialogue fait référence à des coutumes étranges, celles qui ont donné aux anciens Grecs leur réputation en matière d'homosexualité masculine. Toutefois, le même lecteur, s'il avance dans le texte, se rend compte aussi que, contrairement à ce qui se dit, Platon n'est pas un défenseur de ces pratiques, du moins dans le sens vulgaire qu'elles peuvent avoir pour nous. Ce dont il se rend compte encore, c'est que la problématique s'accorde, au moins dans une certaine mesure, à une relation hétérosexuelle : bref, le Phèdre est bel et bien un texte incontournable dans la littérature sur l'amour humain, en général. Pourquoi évoquons-nous ici ce dialogue ? Parce que Platon profite de cette question pour nous délivrer, par la bouche de Socrate, une apologie de la folie. Or, le cheminement de cette chronique nous a déjà montré que le thème de la folie est plein d'enseignement pour notre propos... La folie porte en elle une mémoire qui, derrière l'aspect de son désordre, fait signe vers des contrées que ni l'esprit aventureux ni le sens de l'amitié entre les hommes ne sauraient ignorer. Contre Lysias, Socrate soutient qu'il convient davantage pour les jeunes hommes d'accorder leurs faveurs à ceux qui aiment. Son contre-discours, sa «palinodie», qu'il présente comme une manière de laver l'offense faite par lui-même au dieu Eros dans un bref discours où, de façon en réalité très formelle, il avait d'abord rejoint la position de Lysias, ce contre-discours repose entièrement sur l'idée que l'amour est folie d'amour et que, d'autre part, être saisi de cette folie, c'est être possédé par les dieux. Il y a une supériorité de la folie sur la raison que Platon illustre à travers quatre exemples : la prophétie des devins, qui surpasse «l'art de ceux qui sont dans leur bon sens, cet art qui s'emploie à chercher à connaître l'avenir d'après le vol des oiseaux et d'autres signes» ; la folie proprement dite, en tant qu'elle atteint certaines personnes au sein de familles victimes d'anciens «ressentiments divins» et qui, grâce à des rites de purification, va permettre de rompre la malédiction, pour elles et peut-être même pour les autres membres de la famille aussi ; la folie du poète, car «devant la poésie de ceux qui sont fous, s'efface la poésie de ceux qui sont dans leur bon sens» et, enfin, la folie de celui qui aime et dont la suite du texte va montrer à quel point il se distingue du jaloux importun qui crée un désert autour de celui qu'il aime. Puisqu'au contraire il se révèle être celui par qui le jeune aimé s'initie à la philosophie et lui permet de se «donner des ailes». Cet éloge de la folie, chez un penseur à qui on reprochera d'avoir été le philosophe de la raison et de la bonne mesure, ne manque pas de surprendre. Mais on se demande aussi s'il n'y a pas méprise, si la folie dont parle Platon n'est pas une autre folie que celle que l'on rencontre dans les asiles. Illusion de l'homonymie? Pas tout à fait. C'est, surtout, que la sagesse antique nous fait défaut. D'ailleurs, Platon lui-même l'invoquait contre ses contemporains pour leur rappeler que la folie n'a pas toujours été honteuse. La mise au rebut de la folie, du reste, a son histoire, que Michel Foucault s'est chargé de nous restituer dans un livre qui a fait date... Il y dénonce, en Occident, une façon de traiter les fous sur le modèle appliqué autrefois aux lépreux, puis sur celui qu'on réservait aux criminels. Cela finira par les programmes d'euthanasie que mettra au point le régime nazi au début des années 40. Aujourd'hui, les hôpitaux psychiatriques mêlent psychothérapie et chimiothérapie, dans une tentative de réduire les excès d'une politique néfaste, mais, sur le fond, l'approche reste la même : elle consiste à mettre à l'écart. Il faut ajouter que la perception chrétienne de la folie marque aussi un tournant : le fou n'est plus possédé par les dieux, il est possédé par le démon ! Les Evangiles parlent en maints endroits de Jésus comme de celui qui «chasse les démons». Il inaugure la vocation exorciste de la tradition monothéiste. Platon, ainsi que tous les Grecs de son époque et presque tous les peuples du monde, ont toujours fait la distinction entre la folie comme maladie et la folie comme manifestation d'un don divin, d'un génie hors norme. Mais le christianisme met l'accent sur l'aspect pathologique, tout en donnant cependant à la démence une signification qui est plus que clinique. Le démon que Jésus chasse renvoie surtout aux «puissances de ce monde» auxquelles l'homme se trouve asservi... En un sens, la démence a une fonction allégorique : elle veut dire que l'homme qui vit sous l'emprise des «puissances de ce monde» — esclave de l'argent, de la gloriole et du pouvoir —, est semblable à un fou, à un homme possédé qui devient le jouet d'un démon. Il cesse d'être à l'écoute de l'écho de ce que nous avons appelé la «Promesse»... Pour autant, cette fonction allégorique semble avoir quand même conféré à la folie le statut de siège du mal et au fou le rôle de manifestation du malin. Et cela au détriment même de cette folie dont Platon nous a fait l'éloge. En d'autres termes, la démence comme image ou symbole d'une aliénation qui touche potentiellement tous les hommes ne renvoie plus qu'à elle-même et fait du fou le damné par excellence. D'où les bûchers et les camisoles. La réhabilitation du fou ne vaut pas ignorance du mal que représente la folie, ni de la détresse silencieuse qu'elle cache ni même de la menace qu'elle peut constituer parfois pour la sécurité des proches. Mais elle ouvre justement une voie pour la guérison, parce qu'elle nous dispose à recevoir de celui qui est atteint de ce mal une parole qui ne peut que nous toucher profondément. Recevoir cette parole, puis y répondre, c'est déjà rompre l'isolement, poser le cadre d'un échange... Un échange à travers lequel on en apprend sur soi autant que sur l'autre.