« Le Bal du banal » et « Anesthésie », n'est tout autre qu'un projet mûrement réfléchi et réalisé avec quel brio ! En visitant cette galerie, les deux artistes n'étaient pas là. C'est donc à travers leurs œuvres peintes et dessinées que nous avons tenté de les approcher. Il y a comme cela des œuvres « nouvelles » et indépendantes de leurs auteurs qui poussent le regardant — Je — à mieux s'interroger sur l'imaginaire des artistes. A l'époque de Nemrod et de Carthage, ils étaient des « artistes de l'ombre ». Ceux-là mêmes en signant (drôlement chez Islem Khyari) leurs œuvres qui, à elles seules, parlent beaucoup d'eux. Ce que ces deux artistes intitulent au sujet de leurs œuvres réunies exposées à la galerie Aïn : « Le Bal du banal » et « Anesthésie », n'est tout autre, à notre avis, qu'un projet mûrement réfléchi et réalisé — avec quel brio ! —, d'une sorte de « Nouveau réalisme » depuis la révolution tunisienne, conçu par le regretté Restany, théoricien qui avait donné son nom à cette appellation pour l'Ecole de Nice, dès le début des années soixante, du siècle dernier(*). Je pense, notamment, à des artistes comme Tinguely, Raysse, Rotella, Arman, César, Nivese, Ben, etc. Parmi ceux-ci, comme le soulignait aussi Michel Butor, théoricien du « Nouveau roman » (tendance littéraire qui a fait long feu en France, mais qui prospère encore de nos jours, aux States, à travers les créations romanesques et le cinéma), il y a eu, comme ce fut le cas pour Pierre Dalle Nogare, des écrivains tellement collés à la réalité qu'ils n'ont jamais plus écrit une seule ligne. Ils se contentaient — à travers des rébus de textes récupérés dans les médias; les textes et autres annonces publicitaires, voire des romans anciens (n'ayant plus à rendre compte des redevances sur les droits de leurs auteurs) de s'adonner à des collages singuliers pour créer des chapitres assez « logiques » pour aboutir à un roman « vraisemblable » et en tout point « réaliste » ! Premier baptême dans le « réalisme » révolutionnaire tunisien Jihen Annabi et Islem Khyari sont les «imaginatifs » — pour l'avoir pleinement vécu — de ce nouveau réalisme révolutionnaire tunisien. La trentaine, d'après Mohamed Ayeb, maître de céans de la Galerie Aïn, car je ne les ai pas rencontrés et c'est tant mieux peut-être pour cet avant — papier ! — , ils sont diplômés de l'Ecole des beaux-arts de Tunis et enseignants à celle de Nabeul. Jihen Annabi est originaire de Bizerte et Islem Khyari du Cap Bon. C'est Mohamed Ayeb, qui cherche à avoir de nouveaux contacts à travers nos régions, qui les a découverts et qui les a invités à exposer dans son Espace à Salammbô — si exigu, fût-il — vingt et une œuvres de grands et de petits formats. Et cela est tellement étonnant qu'il s'agit de leur première manifestation publique individuelle et de plus, d'un véritable baptême de l'art. Un baptême de l'art dans un style « nouveau-réalisme » à la tunisienne, disais-je, mais qui n'est pas dans l'irrespect pour la technique « classique » des huiles qui, d'ailleurs, sont chères aux deux artistes. Islem Khyari a choisi ce médium pour ces toiles de grand format et de dessiner sur papier arche aussi, à la loupe — et avec quelle dextérité ! — des portraits humains d'un réalisme époustouflant avec agrandissement de l'œil droit, à travers un monocle. Sa loupe, justement, lui sert de dessin. Et ce dessin, quelle épure! — car on peut imaginer qu'à main levée, il sait soigner ses traits, comme un spécialiste de la gravure qu'il est — jusqu'à obtenir des nuances de gris qui jouent au clair-obscur sur la face des personnages. En cela, il nous rappelle les dessins hyperréalistes et pleins de fantaisie ceux-là (et d'humour) de feu Hatem Elmekki. Mais chez Islem Khyari, pas d'humour. Surtout dans le domaine de la peinture ou comme chez Francis Bacon ou « l'homme de Mulbridge » et la marche tel que repeint par le plasticien Velicovic, les métamorphoses du corps, métamorphoses charnelles qui poussent au déchirement, aux cris et au désespoir. Est-ce le fait de la révolution tunisienne, de ses abattements, de ses violences et autres meurtrissures ? Les titres de ses œuvres, plusieurs « Têtes » dont les fameuses « Têtes flottantes » et surtout « Le cri » (diptyque), « Bouche cousue » (dessin) en disent long sur la dictature et la censure, y compris durant cette révolution. Jihen Annabi s'exprime, quant à elle, à travers un nouveau réalisme qui n'est pas sartrien, celui de l'existentialisme de ces êtres qui se cherchent et se déchirent dans leur esprit et leur corps, à travers des échos prisonniers. Elle le puise, directement, dans l'environnement de proximité de la révolution tunisienne, où tout a basculé dans le désordre, l'anarchie, la saleté. Cette « proximité » est, tout autour d'elle, dans les rues de Bizerte — peut-être — ou celles de Nabeul — la Néapolis des temps anciens — et qui n'avaient jamais subi autant d'affronts de par leurs citoyens. C'est pourquoi, à travers ses huiles, comme par l'entremise de l'art numérique, elle nous propose des « va-et-vient », entre la photographie et la peinture — on peut dire, comme chez Rafik El Kamel, pourquoi pas ? — des travaux qui figurent, d'une manière hyperréaliste, ces désordres survenus, dans la rue, depuis le 14 janvier 2011. Les titres des onze œuvres affichées à l'Espace Aïn, en disent long sur ce réalisme dont on croirait qu'une boîte à lettres jaune-citron, empreinte de rouille et numérotée (36) qu'elle est vraiment une composante matérielle de l'œuvre. Or, il s'agit uniquement de peinture et, comme l'aurait écrit Magritte , sur son œuvre célèbre, « Ceci n'est pas une pipe ». Pourtant, lorsque l'on se rapproche de l'une ou de l'autre des toiles de Jihen Annabi, on est affronté à un matérialisme direct d'une « boîte aux lettres », d'une « poubelle » et, constat encore plus préoccupant, d'un véritable « sac jaune » comprimé et collé à même la toile, cohabitant avec une chaussure de tennis ! Côté « rebut », l'adjectif (ou le nom) : ce que l'on jette (les déchets) et, qui, rattrapé par l'artiste, semble faire le « ménage » de l'environnement tunisien, on pourrait parler aussi des rébus, pour mieux révéler ce réalisme du quotidien, auquel on ne fait plus attention. Quant à la photographie numérique, (cf : « Installation photo » et d'autres travaux de petits formats accompagnant les œuvres maîtresses, on peut dire qu'elle est mise à la disposition de la peinture comme recherche possible pour d'autres travaux. L'art visuel, n'a-t-il pas été mis à la disposition de la peinture, depuis longtemps ? Aujourd'hui, tous les arts se rejoignent comme au théâtre, au cinéma, etc. Jihen qui est plus proche des réalistes niçois, devrait même, comme Arman, coller ses pinceaux et brosses dans l'achèvement de ses toiles. Une exposition à voir absolument avant la clôture, vendredi prochain. (*) Peinture, dessin, design, sculpture, collage, lacération, assemblage de matériaux de récupération,industriels et technologiques, de meubles et de voitures de luxe, etc.