Haruki Murakami nous envoûte dans un double parcours initiatique à la croisée du monde sensible et d'un au-delà parallèle où des avatars non charnels jouent des rôles de catalyseurs des sens dans de poignantes manifestations surnaturelles. Entraîné dans la tornade littéraire de Murakami, le lecteur doit absolument garder intacte toute sa concentration, sinon il risque de se perdre dans les méandres de cette saga complexe, touffue et envoûtante. Il risque de se perdre comme les personnages de cet ouvrage très singulier, porteur d'un mélange de sagesse incommensurable, de mystère et de perversité douce, d'un amour entre un adolescent et une femme qui le dépasse de 40 ans, d'un sculpteur renommé mais reclus et fermé, d'une bibliothèque que l'on comprend comme un hommage à l'esprit d'un disparu, d'une salle de sport où l'effort donne une sorte de repère à ce tout jeune homme qui en a perdu bien d'autres... Une âme solitaire errant le long de l'absurde Déjà, il nage en une sorte de délire de défense contre un père célèbre qu'il fréquente à peine et une mère qui a fui le foyer avec sa sœur , et il a un ‘'double'' auquel il parle et avec lequel il ourdit stratagèmes et plans. Un double qui le somme de partir : ‘'A partir de maintenant, tu dois devenir le garçon de quinze ans le plus endurci du monde. Quoi qu'il arrive. Parce que c'est le seul moyen que tu as pour survivre en ce monde. Et pour cela il faut que tu comprennes par toi-même ce que cela signifie de devenir un vrai dur.'' Une fugue car il avait peur d'être ‘'abîmé'' s'il continuait à vivre la vie qui est la sienne auprès de ce père, seul rescapé d'un foyer démembré. Mais que vient faire Kafka là-dedans ? Car ‘'Kafka sur le rivage'' est le titre d'un morceau musical étrange, une production unique en hommage à un amour perdu pour rien. ‘'Et ce nom de Kafka... je devine que Mlla Saeki fait le lien entre la mystérieuse solitude qui flotte autour du jeune homme du tableau, et l'univers des romans de Kafka. Voilà pourquoi elle a appelé le jeune homme de sa chanson Kafka : une âme solitaire errant le long d'un rivage absurde battu par les flots''. Cet adolescent érudit, Kafka Tamura, est le co-premier rôle du roman. L'autre co-premier rôle est Nakata, un vieil homme qui a la naïveté des saints après avoir été victime d'un incident surnaturel à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Et tous deux commencent leur parcours indépendamment l'un de l'autre tout en se rapprochant par les événements : des meurtres par procuration, mystérieux et inexpliqués, des phénomènes surnaturels décrits comme une réalité tangible, un homme piégé dans le corps d'une femme, un camionneur en repentance, des personnages quasi virtuels, des rencontres fantastiques, des chats qui parlent, des pluies de sardines et de sangsues... Notre inlassable recherche de nous-mêmes Murakami a truffé l'ouvrage de références littéraires universelles qu'épousent des citations d'auteurs et d'ouvrages nippons très soigneusement choisis, comme pour démontrer que cet héritage est non moins universel. Une sorte de vice général cultivé par le reste du monde devant l'étalon dominant des écrits occidentaux. Mais c'est bien plus quand il s'agit d'écrits nippons alors que leur histoire avec l'Occident est amalgamée, peut-être pour l'éternité, au choc de la Seconde Guerre il y a des décennies. Entre les lignes, de grands cris s'échappent de la gorge déployée de Murakami pour dire que réussir à écrire dans les canons littéraires occidentaux implique bien d'autres choses sans nom. C'est pour cela que l'ouvrage est un peu de Gabriel Garcia-Marquez, un peu d'Edgar-Allan Poe, un peu des mythes nippons... Des influences que Murakami assimile dans un seul creuset pour véhiculer un mélange hautement hétérogène, d'innombrables contradictions aussi bien entre les personnages qu'entre les événements de l'ouvrage. Il y réussit magistralement et, à sa grande surprise, le lecteur découvre que Murakami l'a illicitement envoûté pour le mener, par le biais du double parcours initiatique de jeune érudit et du vieux saint, à la croisée du monde sensible et d'un au-delà parallèle où des avatars non charnels jouent des rôles de catalyseurs des sens dans de poignantes manifestations surnaturelles. Pour Murakami, il ne fait pas de doute que c'est nous, dans le sens le plus universel du terme, que décrit l'ouvrage dans notre inlassable recherche de nous-mêmes, des autres et de tout ce que nous pourrions nous approprier de ces vérités ‘'parallèles'' qui nous permettent à la fois de transcender notre existence et de lui trouver du sens. L'ouvrage ‘'Kafka sur le rivage'', 638p., mouture française Par Haruki Murakami Editions 10-18 Disponible à la Librairie al Kitab