De notre envoyé spécial en Italie, Soufiane BEN FARHAT L'Europe du Sud ressemble par moments à la porte de l'enfer. Dans la Divina Commedia, Dante avait lu une inscription épouvantable sur la porte de l'enfer : «Lasciate ogni sperenza sa voi Che entrate» (abandonnez tout espoir vous qui entrez). Dans la nuit du samedi 18 au dimanche 19 avril 2015, le plus grand drame de l'émigration clandestine a eu lieu au large de Lampedusa. Il s'est soldé par environ 800 morts. Jusqu'à ce funeste printemps 2015, le drame d'octobre 2013, toujours au large de Lampedusa, où 366 migrants clandestins avaient trouvé la mort, demeurait la plus grande tragédie migratoire survenue en Méditerranée. Le 12 avril, un drame similaire avait eu lieu, totalisant 400 morts. «Une Hécatombe jamais vue en Méditerranée», selon le Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). Le 19 avril, un chalutier avait lancé un appel au secours. Les garde-côtes italiens avaient aussitôt sommé un cargo portugais de se dérouter. Une fois arrivé sur les lieux, en haute mer, à environ 220 km de l'île de Lampedusa, l'équipage a vu le chalutier chavirer. Les centaines de migrants à bord s'étaient précipités tous du même côté à la vue du navire portugais. Le chalutier a sombré. Et pas plus tard que ce week-end, un total de 3.427 migrants ont été secourus en mer Méditerranée. Les opérations de sauvetage ont eu lieu principalement au large des côtes libyennes. Les portes soigneusement cadenassées de la forteresse Europe ont encore engendré des morts. Ici, en Italie, des voix xénophobes et racistes brodent sur la tragédie. La députée de Forza Italia, Daniela Santanchè, a déclaré au micro de SkyTG24: «Faisons couler les barques pour les empêcher de partir» (Affondiamo i barconi per non farli partire). De son côté, l'acteur comique Paolo Villaggio a déclaré à propos des migrants clandestins dans une interview choc à La Zanzara : «Hitler pouvait mieux les aider, peut-être en les éliminant» (Hitler poteva aiutarli meglio, forse, eliminandoli). D'autres ont traité les Tunisiens de tous les noms d'oiseaux possibles et imaginables. L'atmosphère est lourde depuis l'arrestation par le parquet de Catane de deux passeurs responsables du drame. L'un d'eux est le commandant du chalutier, un Tunisien âgé de 27 ans. Ici encore, une certaine Europe frileuse voit volontiers la paille dans l'œil du voisin et ne voit pas la poutre dans le sien. Elle a signé un grand nombre de traités de libre-échange avec de nombreux pays du Sud de la Méditerranée (depuis 1995 avec la Tunisie). Ils se réduisent à la seule libre circulation des capitaux et des Européens vers le Sud. Et à la fixation des gens du Sud à travers une rigoureuse politique des visas livrés au compte-gouttes, à la limite de l'humiliation pour certains. On estime à près de 25.000 le nombre de migrants morts en tentant de gagner l'Europe depuis l'an 2000. Soit plus de 1.700 morts par an. Un rapport de l'Organisation internationale pour les migrations estime qu'en 2014, plus de 75% des migrants morts dans le monde ont péri en Mer Méditerranée. Entre octobre 2013 et octobre 2014, l'opération baptisée Mare Nostrum a permis de secourir 150.000 personnes selon la marine italienne, soit plus de 400 personnes par jour. Depuis novembre 2014, l'opération Triton a remplacé Mare Nostrum. Elle consiste en des opérations de surveillance dans les eaux territoriales européennes via l'agence Frontex et un budget mensuel de 3 millions d'euros. L'opération Mare Nostrum portait sur des opérations de sauvetage par la marine italienne jusqu'aux côtes libyennes et moyennant un budget mensuel de 9 millions d'euros. Les économies de bouts de chandelle sont passées par là. La régression humanitaire aussi. En attendant, les passeurs s'adonnent à cœur joie à leur trafic d'êtres humains, s'érigeant en véritables esclavagistes des temps modernes. En toute impunité, ou presque, l'Europe et ses gendarmes s'affairant surtout à traquer les victimes. Dans la mythologie grecque, l'enfer est gardé par Cerbère, un chien à trois têtes. Il empêchait les passants du Styx de s'enfuir. De la mythologie à la réalité, il n'y a parfois qu'un pas, comme du sublime au ridicule.