PAR KHALED TEBOURBI C'est la lecture de deux ouvrages, nouveaux, «Naissance de la Rachidia», de Mokhtar Mostaisser, et «Regards sur la musique, le chant et le spectacle dans la Tunisie du xxe siècle»(1), de Mohamed Garfi, qui nous renvoie à cette vérité «récurrente», on va dire, souvent négligée, sinon perdue de vue, mais qui aide, toujours, à la compréhension, voire à la résolution des problématiques de toutes sortes dont «héritent» nos sociétés. Les deux publications traitent de sujets différents, l'un spécifique, l'autre «générique», d'une certaine façon «éclectique ».Leurs approches se rejoignent, toutefois. Dans les deux cas, nous sommes en présence d'une analyse de l'histoire de la musique tunisienne.Et dans les deux cas, en fin de compte (fût-ce ou non l'intention de l'auteur), nous sommes amenés à (re)considérer cette histoire à l'aune des temps présents. La musique tunisienne change au fil des époques.Son Histoire (ses tenants, ses aboutissants, ses clivages idéologiques, esthétiques, ses oppositions, ses orientations, etc.) reste la même. Quasiment reproduite, à chaque fois. Au final, c'est à cela, essentiellement, que nous renvoie la lecture des ouvrages de Mohamed Garfi et de Mokthar Mostaisser. Là est son principal intérêt. Là réside son utilité. Ce qui distingue le travail de Mokhtar Mostaisser des précédents (et rares !?) essais sur la naissance de la Rachidia c'est d'avoir situé cette naissance dans sa logique historique. Presque toutes les autres recherches focalisaient sur la thématique (unique) de «la renaissance de la musique tunisienne». Sur le seul «acte salvateur» d'une chanson «abandonnée à son déclin». Or, il s'agissait d'un fait à «implication multiple». Fortement ancré dans un passé. Et qui aura eu des prolongements essentiels dans le futur. Mokhtar Mostaisser souligne tout cela. Il rappelle aux années dix-huit cent et aux grands artistes pionniers qui inspirèrent le mouvement du premier tiers du XXe.Les élèves transfuges de l'école militaire, puis la génération des Mohamed El ouirdiane, Mohamed El Mghirbi, Skandrani, Sakessli, Ettibssi, Omrane, et Ahmed El Ouafi. Il attire surtout notre attention sur le fait que la grosse influence de la musique égyptienne et de la chanson du machreq, en général, existait déjà dès la seconde moitié du XVIIIe siècle. Il précise aussi (et ce n'est pas rien)que nombre de chanteurs, compositeurs et paroliers, n'adhérèrent pas au projet rachidien (Riahi, Fadhila Khitmi, Jamoussi, jouini, etc.). Il n'y avait donc pas unanimité complète autour de l'idéal de «l'identité tunisienne». La diversité musicale était assez présente déjà, ce qui allait être déterminant jusque longtemps après. Le livre de Mohamed Garfi pose, lui, un regard d'ensemble sur ces mêmes périodes(fin du XIXe, XXe)mais en privilégiant l'analyse, la critique, voire, parfois, les jugements de valeur, sinon les prises de positions.Pour autant, c'est loin d'être de refus. La touche de l'académicien y est. Et les idées défendues ont de l'argumentaire. On y redécouvre, par-dessus tout (et sans le détour, forcément réducteur, de l'exemple spécifique), cette démarche «pluridisciplinaire», ébauchée par Mokhtar Mostaisser, dominante ici, liant la musique et les mouvements de la musique aux contextes sociologique, culturel, politique, même économique, où ils sont «appelés» à se produire et à évoluer. Garfi insiste, à juste titre, sur la «correspondance», inéluctable, entre le déclin multiséculaire des pays arabes, et la régression culturelle qui y sévit. Sa description (adossée aux témoignages de spécialistes et d'érudits)de l'état rétrograde de la pratique musicienne et des mœurs musicales dans la Tunisie de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, de l'abord du vingtième, jusque(soutient-il) de la fin des années 50, est convaincante, outre que séduisante. De même que sa défense, tranchante, du rôle prépondérant des élites créatrices dans le développement de la culture et du niveau culturel et artistique moyen. Et davantage encore, croyons-nous, son appel à mener «de concert», dans le cadre d'une stratégie de réforme, une action de «formation d'artistes professionnels de talent» et une autre de «formation de publics ayant conscience critique et goût musical sûr». Mais on insiste, le plus grand mérite de ces travaux est, sans aucun doute, dans le fait qu'ils nous invitent à prendre appui sur cette «Histoire qui recommence», qui se répète souvent, et qui peut receler en elle des remèdes encore appropriés. Un exemple : les similitudes entre la période musicale que nous vivons, la période de la naissance de la Rachidia et l'époque décrite dans l'ouvrage de Mohamed garfi. On est, pratiquement, confrontés aux mêmes données : un déclin de la production, de la diffusion, un recul effarant des goûts, et dans le même temps une élite musicale prête à mener combat. Ne reste qu'à se rassembler autour d'un même objectif, pour, comme à partir des années 30, parvenir à trouver les bonnes solutions. L'ouvrage de Mokhtar Mostaisser se distingue des autres, précisément pour cela : il ne se contente pas de mettre en exergue l'événement en lui-même (ou par lui-même), il va clairement au-delà, pour essayer d'en saisir les tenants et les aboutissants. On ne gâchera pas le plaisir, surtout la curiosité, du lecteur, en commentant le détail, on rapportera seulement ceci : que grâce à ce livre nous avons de bien meilleures possibilités, désormais, d'inscrire la Rachidia dans sa juste logique culturelle, artistique et historique. La Rachidia n'est d'abord pas née de la seule initiative d'une élite déterminée, celle des années 1920-1930 ; ceci était vrai, mais n'aurait probablement pas suffi. (1) En librairie