Par Mohamed KOUKA Le niveau de l'enseignement n'a jamais été aussi bas qu'en ce moment. Rien de nouveau sous le soleil, il faut néanmoins observer que la régression date de la fin de l'ère bourguibienne, plus précisément sous l'autorité de Mohamed M'zali et son arabisation désordonnée de l'enseignement . Cette situation s'est davantage dégradée sous le pouvoir de Ben Ali. Le problème est d'une gravité exceptionnelle. Tout un chacun peut vérifier auprès de ses enfants, des jeunes, de ses proches et/ou de sa connaissance que le niveau d'études ne correspond pas au degré de leur savoir. Souvent des bacs plus quelques années ne sachant pas écrire une phrase juste, que ce soit en arabe classique ou en français. Hallucinant ! Autant le dire tout de suite, on est appelé à une révision radicale du système éducatif dès la maternelle, sinon les générations futures, et donc le pays, courent à la catastrophe. La révision du système éducatif doit s'accompagner de la remise en question des formateurs, instituteurs, professeurs et autres éducateurs... Qui formera les formateurs ?, s'inquiétait Lénine de la médiocrité de la plupart de ses collaborateurs... On peut s'interroger sur les références, les repères, la philosophie de nos spécialistes en éducation, leurs connaissances des recherches pédagogiques rationnellement efficaces. Combien de maîtres en éducation, combien d'instituteurs, de professeurs ont-ils lu ce classique, incontournable, de l'éducation qu'est «l'Emile» de J.-J.Rousseau ? Essai écrit en plein XVIIIe siècle, qui inspira différents courants pédagogiques au cours du XXe siècle ; à titre d'exemple, je peux citer la fameuse école ‘Summerhill' initiée et dirigée par Alexandre Sutherland Neill en Grande-Bretagne, et dont il a vulgarisé la philosophie pédagogique, dans un très attachant livre intitulé : «Libres enfants de Summerhill», essai qui a connu un succès mondial. Je peux toujours citer Bruno Bettelheim et sa «Forteresse vide» ; que dire du Suisse Jean Piaget dont la théorie de l'apprentissage accorde à l'activité autonome de l'enfant un rôle déterminant dans son développement intellectuel, ce en quoi il s'inscrit dans le droit fil de l'approche pédagogique du Rousseau de l'«Emile ou de l'éducation», tout autant que «Summerhill' d'ailleurs ? Selon Rousseau, l'éducation consiste à conduire un enfant à l'âge adulte en veillant au développement harmonieux de ses facultés, et à son instruction, pour lui permettre de trouver sa place dans la société plus tard. La différence de l'enfant constitue le présupposé fondamental de l'éducation, dont la tâche consiste à organiser le passage d'un état à un autre. La nature veut que les enfants soient enfants avant d'être hommes, écrit Rousseau. Si nous voulons pervertir cet ordre, nous produirons des fruits précoces qui n'auront ni maturité ni saveur, et ne tarderont pas à se corrompre. Ceux qui négligent la spécificité de l'enfance et se hâtent d'y remédier échouent à faire des hommes. L'enfance a des manières de voir, de penser qui lui sont propres, rien n'est moins sensé que d'y voir substituer les nôtres. «Laissez mûrir l'enfance dans les enfants», conseille-t-il, pour préparer de loin le règne de la liberté...Traitez votre élève selon son âge, poursuit Rousseau. Mettez - le d'abord à sa place. A chaque instruction précoce qu'on veut faire entrer dans la tête des enfants, on plante un vice au fond de leur cœur, «d'insensés instituteurs pensent faire des merveilles en les rendant méchants pour leur apprendre ce que c'est que la bonté. Jeune instituteur, je vous prêche un art difficile, c'est de gouverner sans préceptes, et de tout faire en ne faisant rien». Je ne peux pas m'empêcher de ne pas penser à notre fameux «koutteb». J'habite non loin d'une mosquée, ce qui me donne l'occasion de croiser de jeunes enfants de six, sept, huit ans accompagnés, de bon matin, de leurs parents, se rendant au «koutteb». La question est simple, comment ces petits enfants peuvent-ils aborder le texte coranique où il est question de l'Unique, de l'Idée absolue, de l'au-delà ? Comment peuvent-ils assimiler l'idée de création, du jour du Jugement dernier, la notion de blasphème, la géhenne pour les mécréants et autres méchants personnages, le paradis pour quelques élus? Qu'est-ce que la piété? Comment de si jeunes esprits, si immatures, intellectuellement aussi bien qu'affectivement, peuvent-ils s'assimiler, se représenter des notions d'autant plus angoissantes qu'abstraites? Un texte d'une redoutable complexité métaphysique, linguistique, lexicale, métaphorique, rhétorique... A toutes ces questions, Rousseau répond : «Avec tous ces beaux discours que vous leur tenez maintenant pour les rendre sages, vous préparez le succès de ceux que leur tiendra quelque jour un visionnaire, un souffleur, un charlatan, un fourbe, ou un fou de toute espèce, pour les prendre à un piège ou pour leur faire adopter sa folie». Oui, le «koutteb» est une redoutable pépinière de petits culpabilisés, futurs candidats à toute forme de sectarisme, dogmatisme, fanatisme, extrémisme obscurantiste. C'est sur leur connaissance que l'on se trompe en leur prêtant celles qu'ils n'ont pas, en les faisant raisonner sur ce qu'ils ne sauraient comprendre. On se trompe encore en voulant les rendre attentifs à des considérations qui ne les touchent en aucune manière, comme celle de leur intérêt à venir, de leur bonheur étant homme, de l'estime qu'on aura pour eux quand ils seront grands ; discours qui, tenus à des êtres dépourvus de toute prévoyance, ne signifie absolument rien pour eux. Faut-il souligner que le sens profond du texte coranique échappe à la quasi-totalité de ceux qui sont censés transmettre : les maîtres ? Or, toutes les études forcées de ces pauvres enfants infortunés tendent à ces objets entièrement étrangers à leurs esprits. Qu'on juge de l'attention qu'ils y peuvent donner. Rousseau pose un postulat fondamental : l'innocence primordiale et la profonde pureté de l'enfance. «Platon dans sa ‘République', qu'on croit si austère, n'élève les enfants qu'en fêtes, jeux, chansons, passe-temps, on dirait qu'il a tout fait quand il leur a bien appris à se réjouir», écrit Rousseau, respectez l'enfance, conseille-t-il, et qu'on ne se presse point de la juger, soit en bien, soit en mal. Laisser les exceptions s'indiquer, se confirmer longtemps avant d'adopter pour elle des méthodes particulières. Laisser longtemps agir la nature, avant de vous mêler d'agir à sa place, de peur de contrarier ses opérations. Un enfant mal instruit est plus loin de la sagesse que celui qu'on n'a pas instruit du tout. Tâcher d'apprendre à l'enfant tout ce qui est utile à son âge, et on verra que tout son temps sera plus que rempli. Pourquoi veut-on, au préjudice des études qui lui conviennent aujourd'hui, l'appliquer à celle d'un âge auquel il est si peu sûr qu'il parvienne?, s'interroge Rousseau. Tout son livre sur l'éducation n'est qu'une preuve continuelle de ce principe d'éducation : un enfant sait qu'il est fait pour devenir un homme, toutes les idées qu'il peut avoir de l'état d'homme sont des occasions d'instruction pour lui, mais sur les idées de cet état qui ne sont pas à sa portée, il doit rester dans une ignorance absolue...Et Rousseau de nous prévenir : «Souvenez-vous toujours que l'esprit de mon institution n'est pas d'enseigner à l'enfant beaucoup de choses, mais de ne laisser jamais entrer dans son cerveau que des idées justes et claires. Quand il ne saurait rien, peu m'importe, pourvu qu'il ne se trompe pas, et je ne mets des vérités dans sa tête que pour le garantir des erreurs qu'il apprendrait à leur place. La raison, le jugement viennent lentement, les préjugés accourent en foule, c'est d'eux qu'il faut le préserver». L'essai de Rousseau sur l'éducation ne s'arrête pas à l'enfance d'Emile, mais il l'accompagne jusqu'à l'âge adulte, et je m'aperçois que je n'ai pas évoqué le très controversé mais non moins admirable ‘‘Livre IV'' de l'essai : la «Profession de foi du vicaire savoyard » où il y est question de religion et de croyance. Emile ne doit apprendre que ce qu'il peut comprendre et il est absurde de prétendre enseigner à des enfants les subtilités de la théologie ou les mystères de la religion. Emile n'apprendra donc aucun catéchisme dans son enfance, mais il n'en reste pas moins que, pour son éducation et non pour son salut, on lui apprendra au seuil de l'âge adulte les principes d'une religion incontestablement théiste. L'Emile n'a pas manqué d'attirer à la fois les foudres de l'Eglise et du pouvoir, il fut brûlé en juin 1792 à la demande du Parlement de Paris, et l'hostilité des philosophes. Tenez-vous bien, l'apôtre de la tolérance, ce très cher Voltaire, dans un écrit anonyme, (apprécions le procédé ) réclame qu'«on punisse capitalement un vif séditieux». Rien de moins. Je conseille, instamment, à tout éducateur, pédagogue, instituteur, que le devenir de nos enfants interpelle à lire, relire, méditer ce livre humaniste majeur de pédagogie qu'est l'«Emile ou de l'éducation» de Jean-Jacques Rousseau.