Par Abdelhamid Gmati Soixante pour cent des étudiants tunisiens quittent les bancs des établissements éducatifs sans avoir acquis les compétences de base; c'est le constat fait par une étude de l'Organisation de coopération et de développement économique (Ocde). Le ministre de l'Education, Néji Jalloul, reconnaît que «les jeunes Tunisiens ne parlent pas bien ni l'arabe ni le français» et «que les écoles publiques tunisiennes sont devenues inefficaces quant à la formation des jeunes». C'est dire la nécessité d'une réforme de l'enseignement. Et depuis quelque temps, on planche sur ce projet. Et on a entamé un débat national sur ce sujet depuis quelques jours. Or, dès le début, on relève quelques incongruités. D'abord, parce qu'on a voulu politiser ce débat, en voulant satisfaire tout le monde, en y conviant des partis politiques, en avançant l'argument qu'ils existent légalement. Que peut donc proposer Hizb Ettahrir, qui ne reconnaît ni la République, ni la Constitution, ni la démocratie et appelle à l'application de la charia ? Dans ce projet veut-on faire plaisir à tout le monde, aux parents, aux élèves, aux partis politiques, aux idéologues, aux Etats puissants, aux bailleurs de fonds, aux syndicats, aux associations, aux croyances des uns et aux préjugés des autres ? Il y a eu consultation des élèves; résultat : ils ont, en majorité, parlé de l'entretien de leur école, de l'emploi du temps, de l'absence d'espaces culturels et du rejet du tableau noir et de la craie... Très peu d'intérêt pour les programmes. Cela aurait été intéressant dans un autre contexte. Et il ne faut pas perdre de vue l'objet et le but de cette réforme. Cela pourrait être résumé en tentant de répondre à la question : que veut-on faire de l'enfant ? Un citoyen à part entière, éduqué, conscient, responsable, capable de participer au développement de son pays ? Ou simplement un sujet, obéissant perdu dans le troupeau ? Le ministre de l'Education répond lui même : «Il faut que l'école devienne un véritable outil de développement... Le premier principe est que nous sommes dans l'école de la République. L'école publique est pour tous, elle est mixte, elle est apolitique. Le programme de notre école publique et qui reflète celui du parti auquel j'appartiens et qui est, comme vous le savez, Nida Tounès, est une école moderniste et progressiste... Je suis élu sur la base d'une vision politique et d'un projet sociétal qui a été voté par une grande partie des Tunisiens et ceci, on a tendance à l'oublier». Mais voilà qu'il prône autre chose : «Je vais renforcer la langue arabe... C'est cela mon programme... On n'enseignera plus les langues étrangères avant la quatrième année... L'enracinement de l'identité arabo-musulmane, la nationalisation du savoir, c'est cela que nous voulons appliquer». Il précise qu'il croit profondément que «l'arabe doit être la langue d'enseignement de toutes les matières, y compris les matières scientifiques à tous les niveaux», car «il s'agit d'une volonté politique et d'un choix civilisationnel». Tollé général. Il n'y a que les islamistes qui rabâchent cet attachement à «l'identité arabo-islamique» qu'ils ont voulu glisser dans un amendement dans l'article 38 de la Constitution, mais a été rejeté. Fait-il là une concession aux islamistes d'Ennahdha ? Ne se contredit-il pas lui qui affirme que l'école publique est apolitique ? Quant à la langue arabe, l'universitaire Dr Bouhadiba précise : «L'arabe, tous les linguistes le disent, n'est pas une langue moderne. C'est une langue de grande littérature et de liturgie islamique mais elle est inadaptée aux échanges technologiques et économiques. De nombreuses académies linguistiques ont essayé d'y pallier mais jusque-là, semble-t-il, sans grand succès. Notre langue est double, c'est ce qu'on appelle une diglossie, l'arabe classique et l'arabe parlé. Ce dernier, d'après les linguistes, contient de nombreux mots d'origine punique et berbère». D'où la notion de la «spécificité tunisienne», qui n'est pas seulement arabo-musulmane mais puise son identité dans 3.000 ans d'histoire. L'ancienne députée Nadia Chaâbane affirme: «Un grand nombre de ceux qui prônent l'arabisation aujourd'hui ont leurs enfants dans les écoles françaises de Tunisie ou dans des établissements privés bilingues. Ils décident pour les 90% restant un enseignement au rabais et une formation qui leur ouvrirait de moins en moins de perspectives». Le linguiste Claude Hagège préconise un enseignement précoce des langues car «le cerveau enfantin est souple, ouvert à l'acquisition des connaissances; parce que l'enfant possède d‘étonnantes capacités auditives et phonétiques. Il est extrêmement réceptif aux sonorités les plus diverses, et il peut les reproduire beaucoup plus facilement qu'un adulte... Vers l‘âge de 11 ans, l'enfant perd cette faculté, car ses synapses se sclérosent. Ce n'est pas une pathologie, mais un phénomène naturel. Son oreille filtre alors les sonorités étrangères... La puberté, c'est l‘âge où s'accroissent les inhibitions sociales. L'allègre spontanéité de l'enfant, son goût pour les manipulations verbales et sa jubilation ludique d'apprendre laissent la place, chez l'adolescent, à une inquiétude, à une attitude soucieuse de l'opinion d'autrui, et donc à une crainte de la faute». La réforme de l'enseignement tiendra compte de l'identité, mais tunisienne, maghrébine et méditerranéenne, ouverte sur le monde, œuvrant pour le rapprochement des civilisations et non le choc, la confrontation et le renfermement sur soi. Un enseignement qui vise «l'élitisme pour tous». C'est cela qui est demandé et le ministre le sait. Pour terminer rappelons l'adage romain : errare humanum est, perseverare diabolicum : «L'erreur est humaine, persévérer [dans son erreur] est diabolique».