Depuis plus de 40 ans, il s'est abstenu de toute prise de position publique, préférant consigner pour lui-même ses propres analyses et réflexions. Pourtant, tout autorisait Noureddine Ketari à s'exprimer et prendre part activement à la vie politique, mais jusque-là, rien ne pouvait l'y inciter. Enarque, économiste, ancien secrétaire général de la fédération de Tunis de l'Union générale des étudiants de Tunisie (UGET), haut fonctionnaire, député, secrétaire d'Etat chargé de la Formation professionnelle et de l'Emploi dans le gouvernement Hédi Nouira, Noureddine Ketari aura été un acteur et un observateur averti, à partir des premières loges des deux premières décennies de l'indépendance. Prenant ses distances avec le pouvoir, après le départ de Nouira, il a bénéficié de la distance qu'il s'était mise avec ceux qui sont au feu de l'action pour réfléchir en toute sérénité sur ce qui se passe dans le pays. D'où la pertinence de son ouvrage ‘'Tunisie : la longue marche vers la modernité'' qui vient de paraître aux éditions Nirvana. Préface, par le Pr Abdelmajid Charfi, président de l'Académie tunisienne des sciences, des lettres et des arts «Beït El Hikma» La longue marche vers la modernité est à maints égards un hymne. Hymne à la Tunisie éternelle, à la raison, au progrès, à l'espoir. Fruit de la longue expérience de l'auteur, grand commis de l'Etat, et d'une réflexion approfondie sur les entraves au développement, le livre de Noureddine Ketari ne se limite pas à établir un bilan il trace un horizon. Le lecteur découvrira au fil des pages l'itinéraire d'un militant destourien qui se réclame de l'entreprise modernisatrice de Bourguiba. Bien qu'économiste de formation, l'auteur accorde à la dimension culturelle du développement une place de choix qu'on ne retrouve guère dans les approches technocratiques classiques, de même qu'un intérêt soutenu pour la géopolitique ou plutôt la géostratégie. Notons en particulier qu'au fur et à mesure qu'on avance dans la lecture de l'analyse des évènements vécus par notre pays à la fin des années 70 du siècle passé, et qui représentent pour l'auteur un tournant décisif, on découvre une dimension du conflit ayant abouti au 26 janvier 1978 qui ne correspond que très partiellement aux explications couramment avancées. On pourra certes discuter son approche et remonter à des causes plus lointaines, dont la mise au pas, à la manière des partis totalitaires de l'époque, lors du congrès du PSD en 1964, des organisations nationales devenues de simples satellites du parti unique au pouvoir. On pourra même remonter au revirement de 1969 qui fut à l'origine de la perte de crédibilité d'une classe politique qui n'osait pas assumer ses responsabilités dans la dérive collectiviste, et se suffisait d'un bouc émissaire qui prendrait sur lui les échecs dument constatés. Ou même aux suites du coup d'Etat manqué de la fin 1962 qui mirent une fin brusque au multipartisme et à toutes les voix discordantes telles que celles qui s'exprimaient dans les colonnes de «La tribune du progrès» ou au sein des corpos de l'UGET à Paris et à Tunis à l'ENS. Il n'en demeure pas moins que l'auteur, sans tomber dans l'explication par un complotisme facile, a su mettre en relief les attitudes néocoloniales des puissances occidentales et les enjeux économiques et politiques en cause dans les tentatives qui programmaient la poursuite d'options qui visaient à maintenir le retard de la Tunisie et de l'ensemble des pays arabes et musulmans, d'une part, et dans les efforts déployés par les pays du Tiers-monde de l'époque pour se libérer du joug néo-colonial et édifier des économies moins dépendantes, d'autre part. Ces analyses pertinentes des facteurs exogènes n'ont cependant pas détourné l'attention de l'auteur des facteurs endogènes du retard et du sous-développement. Le salafisme, le wahhabisme et toutes les variantes de l'islam politique, attachés à des normes figées et des catégories de pensée sclérosées, sont longuement identifiés comme les causes historiques et culturelles de ce qu'il appelle la « chape » qui empêche les musulmans en général d'être inventifs, et de participer à la production du savoir dans le cadre de la civilisation contemporaine. Atatürk et Bourguiba sont pratiquement les seuls à trouver grâce à ses yeux, dans leurs efforts pour briser cette chape et la rendre plus perméable aux valeurs de notre temps, avec des succès plus ou moins irréversibles. C'est dans cette perspective que l'intérêt soutenu qu'il poste à l'éducation trouve tout son sens et se justifie pleinement, notamment sur le plan qualitatif. Et c'est là où on voit la complexité de la situation et les contradictions des politiques suivies depuis des décennies. On peut citer à cet égard, pour confirmer le diagnostic de l'auteur, le taux de 22% seulement de réussite au concours d'entrée à l'enseignement secondaire enregistré au début des années 70, et les 25% des notes obtenues au Bac provenant de la moyenne de l'année afin de gonfler artificiellement le nombre d'admis, comme des cas limites de ces contradictions. Dans cette courte préface, nous n'avons fait que refléter dans ses grandes lignes les principales préoccupations de l'auteur. Son livre, fruit de la liberté de pensée et d'expression acquise après le 14 janvier 2011, vient enrichir toutes une série d'essais et de témoignages qui éclairent notre passé récent et lointain, nous mettent en face des défis majeurs du présent, et tentent de baliser le futur. A ce titre, il nous est agréable de féliciter Noureddine Ketari pour la clairvoyance et l'audace dont il fait preuve. Puisse son ouvrage alimenter la réflexion et l'action salvatrices dont notre pays a grand et urgent besoin. Tunisie : la longue marche vers la modernité De Noureddine Ketari Editions Nirvana, 2019, 348 p. Abdelmajid Charfi Président de l'Académie tunisienne des sciences, des lettres et des arts «Beït El Hikma» Lire aussi ''Tunisie : La longue marche vers la modernité'', le nouveau livre de Noureddine Ketari