Si notre société est bigarrée, notre jeunesse l'est outre mesure. C'est l'ordre habituel des choses. Pourquoi, diriez-vous, évoque-t-on alors la question ? La raison qui nous amène à en parler c'est que cette diversité ne se trouve pas seulement entre les individus, mais aussi à l'intérieur de chacun d'eux. Les composantes hétéroclites de leur culture sont la cause de leurs caractères disparates. Ce tiraillement interne, qui est un état durable chez eux, se manifeste d'une manière nette à l'occasion des événements majeurs, chatouillant leur nationalisme, tels que l'Intifadha ou l'invasion américaine de l'Irak ou encore la dernière guerre israélienne contre Le Liban où vous les entendez répéter les noms de CHE GUEVARA et de BEN LADEN. A l'école, ces noms sont inscrits sur les murs des salles de classe et ceux des couloirs. L'étonnant c'est que ces jeunes au look très moderne soient fascinés par ces hommes, c'est surprenant de voir des filles bien maquillées, portant des décolletés et des vêtements bien ajustés, et des garçons avec des coupes de cheveux et des tenues extravagantes s'enthousiasmer pour eux. Rien dans leur allure ne les prédispose à être des adeptes de CHE GUEVARA, le révolutionnaire, et encore moins de BEN LADEN, l'intégriste, et pourtant c'est le cas.
La réconciliation Toutefois cet engouement n'a rien à voir avec l'engagement politique, ils se réclament de ces deux emblèmes comme de leurs clubs respectifs. La relation qu'ils entretiennent avec les deux hommes n'est pas la même, elle est déterminée en fonction des particularités de chacun d'eux. Le premier est plus estimé que l'autre, il doit certainement ce traitement favorable à son look très moderne, à son élégance et à son charme qui font ravage chez les filles et qui sont jalousés par les garçons lesquels s'efforcent à s'identifier à cette grande star en lui empruntant quelques traits. Ce sont ces caractéristiques qui font de GUEVARA l'idole de la jeunesse, car sa qualité de révolutionnaire échappe à la plupart d'entre eux et ceux qui le savent n'en sont pas assez renseignés, ils ont une idée vague sur l'homme. L'envoûtement qu'il exerce sur nos jeunes fait de lui la figure la plus présente dans leurs milieux et plus particulièrement dans les stades de football. Contrairement à l'autre qui, avec sa tenue moyenâgeuse et son corps débile, ne peut pas être admis dans le giron des sportifs, et même le slogan levé par ses fans « BEN LADEN ya daoula » ne lui est d'aucun secours, il reste en dehors de cette enceinte de la modernité. Cependant, dans d'autres endroits jugés à première vue inappropriés pour leur manque de sainteté tels que les bars, il est introduit, il y trouve toutes les faveurs. Autour d'un pot de bière ou d'un verre de vin, on embrasse sa cause et on emprunte son discours, et quand on est enivré, on le dépasse en fanatisme. Cela n'a rien de choquant comme on aurait tendance à le croire : l'ancêtre de ces lieux c'est la taverne, et pour passer de celle-ci à la caverne, il suffit de substituer le t au c, la transition s'opère en douceur, sans heurt déplaisant de sonorités, cette homophonie presque parfaite instaure une harmonie entre les deux endroits. Donc notre homme n'est pas dépaysé, il est parmi les siens, l'ambiance est la même, qu'on soit ici ou là-bas on est dans le même état : on n'est plus de ce monde, on est dans les nuages. Avec CHE, on est exalté par le spectacle, avec BEN, on est grisé par l'alcool, dans un cas, on est sur terre, dans l'autre, on est dans le ciel. Mais en dépit de leur disparité, les deux mondes de nos personnages se rejoignent, ils cohabitent dans l'esprit de nos jeunes pour constituer un fatras d'idées et de principes mal assimilés. Ils ont le génie de la réconciliation, ils ont pu rapprocher l'extrême gauche de l'extrême droite, entreprise que personne n'a osée avant eux. En réalité, ce qu'ils réconcilient c'est les deux parties contradictoires d'eux-mêmes, ce qui les fascine chez ces deux hommes c'est leur extrémisme, leur jonction leur permet de se concilier avec eux-mêmes : l'un les nourrit en liberté, l'autre en spiritualité. Nos jeunes sont perdus, et ils se perdent davantage en cherchant des repères, des modèles.
La liberté Etre libre, pour eux, c'est se rebeller contre toutes les autorités indistinctement. Cette « liberté » à plusieurs aspects commence dans le foyer familial, c'est dans cette zone de tolérance qu'on s'essaye la première fois, c'est dans ce terrain que germe la graine de cette « liberté ». Ici, comme on est choyé par les parents, on peut tout se permettre : refuser de participer aux tâches de la maison ; déranger tout le monde par les invitations récurrentes et intempestives des amis(es), par le son élevé du poste, par les longues veillées passées dehors qui tournent parfois en orgies, et les rentrées à des heures très tardives avoisinantes l'aube... Plus tard, quand on aura bien assimilé les techniques de la rébellion et qu'on sera bien rodé, on poussera plus loin nos prouesses en les exerçant en dehors de chez soi, et on commencera bien sûr par l'école. Et puisque l'habitude est une seconde nature, on ne trouve aucune difficulté pour lever l'étendard de la désobéissance : on y va quand on veut, on assiste au cours de notre goût et on sèche les autres, on refuse de faire le travail à domicile donné par le professeur, on bafoue les quelques règles disciplinaires restantes en se permettant de fumer dans la cour ou devant les salles de classe par exemple, et lorsqu'un professeur ou un surveillant nous réprimande, on lui manque de respect...toujours au nom de la « liberté ». Dans la rue, cette « liberté » prend une autre dimension, elle est plus choquante et plus dangereuse, car elle blesse la pudeur et menace la sécurité des gens. Affranchis de toute règle, un bon nombre de nos jeunes lâchent la bride à leurs langues pour débiter des grossièretés en public, passion à laquelle s'adonnent quelques filles aussi, égalité oblige. Sur les routes, quand ils sont au volant, ils deviennent plus menaçants : griller le feu rouge, dépasser la vitesse limitée, rouler en sens interdit... sont des pratiques très prisées par eux, comment ne pas en user alors qu'elles leur permettent d'affirmer leur être en imposant leur loi, celle de la non loi.
Le sauveur Néanmoins, cette liberté outrée est édulcorée par des sursauts de sagesse épisodiques et fulgurants survenant généralement après une mésaventure ou se manifestant à l'occasion des quelques fêtes religieuses telles que le mois de ramadan ou des événements comme ceux cités plut haut. Là on change de registre et de lexique, on se range du côté du grand frère Oussama. On s'enthousiasme pour ses déclarations de guerre, on applaudit à ses actes terroristes, on devient intégriste. Pour eux, l'Islam s'identifie à ces manifestations spectaculaires de violence qui répondent en fait à un besoin enfoui en eux, c'est une forme de sublimation. Ce refoulement dont ils souffrent trouve ses origines dans la situation qui sévit dans le monde qui est justement animée par la violence orchestrée par les Américains et dont la cible principale est les Arabes et les Musulmans qui sont les premiers suspects en matière de terrorisme, cette discrimination décelant un relent de racisme les blesse dans leur amour-propre. C'est pour toutes ces raisons qu'ils voient en BEN LADEN le sauveur, une sorte de ZORO ou de Robin Des BOIS. Leur inculture leur joue un mauvais tour, ils sont ballotés entre GUEVARA et BEN LADEN, les incarnations de deux conceptions diamétralement opposées du monde, ils prennent des chemins glissants qui ne conviennent aucunement à quelqu'un qui vient de s'initier à la marche. Perdre son équilibre sur un terrain pareil c'est se fracasser la tête, c'est perdre le sens de l'orientation. Cette paralysie de l'esprit risque d'atteindre malheureusement un bon nombre de nos jeunes à qui manque la clairvoyance nécessaire leur permettant de négocier cette réalité complexe et décevante.