Des Tunisiens qui fument jusqu'à trois paquets de cigarettes par jour, ça existe bien sûr, et les premiers concernés sont parfaitement conscients des effets désastreux de cette habitude sur leur santé et leur budget. Les mordus de l'alcool qui, quotidiennement, consomment plusieurs litres de vin ou / et de bière, on en voit partout en Tunisie sans que cela n'ait l'air de déranger personne. Des millions d'autres sont férus de jeu et consacrent un argent fou à la satisfaction de ce vice, qui n'est plus de nos jours l'apanage du sexe fort. Ni les leçons de morale données ici et là, ni les campagnes sanitaires menées par les autorités compétentes, ni même les tragédies vécues au sein des familles à cause de la cigarette, de l'alcool ou de l'amour maladif des paris ne semblent inciter les victimes de ces fléaux à plus de lucidité et de sagesse dans leurs comportements. Le plus grave dans tout cela, c'est quand les trois vices sont cumulés par une seule personne, et les exemples ne manquent pas qui prouvent combien ces mauvaises habitudes sont étroitement liées chez ceux qui en font des principes de vie. Nous avons fait le tour de certains cafés et bars du pays pour aller à la rencontre de ces individus pour qui le tabac, l'alcool et le jeu ont peut-être plus de valeur que l'air qu'ils respirent. L'objectif de la « tournée » est loin d'être moral ; nous n'avons pas non plus l'intention de rappeler à cette population des préceptes religieux autour des maux dont elle est atteinte. Nous aimerions tout simplement tendre aux triples victimes de la dépendance un miroir qui reproduit quelques unes des attitudes ridicules et honteuses dont ils ne se rendent sans doute pas compte lorsque les « trois démons » s'emparent entièrement de leur être. Avec aussi l'espoir que cela serve à quelque chose auprès des personnes tentées par la trilogie fatale.
La « secte » des parieurs Il était 10 heures quand, mercredi dernier, nous nous sommes rendus dans un premier café connu par tous les Tunisois en raison du genre de clients, essentiellement des turfistes incorrigibles, qu'il accueille du matin au soir. Jamais en 40 ans de fréquentation des cafés, nous n'avons vu autant de monde lire le journal du jour et qui plus est, avec cette attention et cette fébrilité dignes des grands prix Nobel en pleine expérimentation des résultats de leurs recherches au laboratoire ! Plus étonnant encore : c'est le même titre, un quotidien parisien spécialisé dans les nouvelles du turf, que nos « chercheurs » déchiffrent de la première à la dernière ligne ; non sans marquer de temps en temps une pause de deux ou de trois minutes pour griller une cigarette et avoir un brin de causette avec le « lecteur » d'à côté sur les chevaux les plus cotés, les pronostics donnés, les résultats habituels de telle ou de telle écurie. Les commentaires ne sont interrompus que pour jeter un nouveau coup d'œil sur le journal afin d'évaluer les chances de ses favoris dans la course du simple gagnant, du double placé, du trio ou du quatrio. Ils sont nombreux également à consulter les pronostics proposés par un bulletin local consacré aux programmes des courses en Tunisie ou en France. On lit alors sur leurs visages crispés les stigmates d'un « déchirement » tragique entre les paris du journal parisien et ceux du bulletin national. Des doigts tremblants tentent avec le crayon ou au stylo de retenir des noms, des rapports, des numéros. Quelquefois on copie sur le voisin et l'on s'empresse de corriger sur ses journaux des choix erronés. Les serveurs du café ont aussi leur mot à dire ; ils conseillent des combinaisons, informent sur les numéros partants, apportent des précisions sur la santé des chevaux, sur leurs chances et sur l'heure de chaque départ dans les différents hippodromes français. Quand le guichet de vente des tickets (situé à l'intérieur même du local) ouvre, il est aussitôt pris d'assaut. Les parieurs ont ceci de particulier qu'ils ne se bousculent pas pour prendre leurs petits billets. Ils se rangent généralement en file indienne comme pour payer la facture d'électricité, tenant d'une main la somme à parier et de l'autre le journal et affichant toujours une mine angoissée. On hésite parfois sur l'enjeu à miser ou sur le cheval à jouer, alors on quitte la rangée pour se fixer sur les choix définitifs ; on compte et recompte ses sous et l'on spécule seul sur les diverses probabilités. Les lèvres de chacun murmurent ses tergiversations, les mains et les pieds ne s'arrêtent jamais de bouger et la cigarette enfume chaque seconde un peu plus les lieux. Des amitiés se nouent au gré des échanges sur les courses entre des hommes qui n'ont absolument rien de commun; c'est ainsi que l'élégant fonctionnaire qui a fui son bureau se trouve engagé dans une conversation des plus enflammées avec le plus crasseux des soûlards ; le plus fin des artistes côtoie des taulards à la gueule patibulaire ; les quinquagénaires édentés, échevelés et parfois écervelés deviennent en un clin d'œil les amis intimes des plus jeunes parieurs. Quand votre pied foule ce genre de café, cela est synonyme d'adhésion spontanée à la communauté, à l'étrange secte des turfistes. C'est ce que nous avons nous-mêmes ressenti puisque deux minutes ne se sont pas encore écoulées qu'un premier puis un deuxième client nous adressèrent la parole pour demander notre avis sur les résultats de la veille !
« Tous les jours comme ça !» Vers midi trente, nous nous sommes rendus dans un autre café de turfistes ; à cette heure-là, les dés étaient jetés. On attendait le début des courses devant une petite télé juchée sur son support presque au niveau du toit. La fumée nous accueillait sans surprise dès l'entrée du local. Il n'y avait pas encore beaucoup de monde mais chacun avait sa cigarette ou le filtre de la chicha à ses lèvres. Il y avait plus de boucan et c'était compréhensible : les parieurs s'impatientaient ; brûlaient de savoir s'ils seraient parmi les heureux gagnants, les chaises ne tenaient pas en place sous leurs fesses atteintes subitement de bougeotte. On discute plus fébrilement et plus bruyamment des chances de chaque poulain ; on crie après un client qui cache l'écran de la télé ; on s'échange les mauvaises plaisanteries, les sobriquets pour faire croire à sa décontraction. Mais la nervosité se lisait dans le moindre geste et dans la moindre intonation. Vers une heure trente, l'excitation était à son comble et le café était noir de monde. Tout le monde se tenait debout sans que les cigarettes ou les bouts des narguilés ne quittent un seul instant les lèvres des parieurs. Un monsieur coiffé en queue de cheval (une coupe à l'avenant pour un amateur du Tiercé!) s'irrite et pousse les autres clients qui lui marchent sur les pieds ; le garçon du café distribue à sa gauche et à sa droite des coups de coude et des taquineries plus ou moins méchantes. Les cous de presque tous les clients s'allongent de quelques centimètres pour ne pas manquer la course qui, quelques secondes après, va tenir terriblement en haleine toute cette foule. L'instant fatidique arriva et le départ tant attendu fut donné : il fallait voir la tête que faisait chacun durant la course pour comprendre à quel point ce public était obnubilé par sa passion. Tous les yeux s'arrondissaient et quittaient un peu plus leurs orbites ; les bouches se faisaient plus béantes et les traits plus stressés ; et l'on n'arrêtait pas de remuer le postérieur, ni de trépigner des pieds. Des commentaires et des cris partagés entre l'expression anticipée de l'espoir et celle de la déception se font entendre parmi les spectateurs rivés au petit écran. A 13 heures 40, la messe était dite et, paraît-il, personne n'avait gagné ! Car on maugréait de toutes parts ; on maudissait le 10 qui devait figurer parmi les partants mais fut rentré à l'écurie juste avant le départ ; on montre avec frustration au voisin comment on a raté de peu le gros lot ; on déchire le ticket et l'on sort ronger son frein sur le trottoir d'en face ; on allume une énième cigarette. Un groupe de parieurs plus aguerris aux déboires du jeu décident de noyer leur peine autour d'une table garnie de boissons alcoolisées. Dans le bistrot qu'ils choisirent d'autres joueurs les ont précédés et avaient déjà commandé leur tournée de bière. « C'est tous les jours comme ça », nous confia le serveur du bar. Pari le matin, beuverie à partir de 15 heures et cigarettes toute la journée ! « Il arrive que l'un d'eux gagne au jeu mais jamais il ne tire réellement profit de cet argent ! Et puis les pronostics sur les courses en France sont pour de bon difficiles.». Notre interlocuteur était lui-même joueur, tout comme les garçons des deux cafés visités, lesquels jouent également au Promosport avec toujours l'espoir d'être un jour l'élu de Dame Fortune !