L'Etat inonde le pays en médecins et, lui, il n'en recrute que peu... L'objectif de croissance fixé dans le cadre du 11ème Plan, et particulièrement pour l'année 2009 (initialement prévu à 6,3%, mais revu à la baisse depuis la crise) serait, dans tous les cas de figure, insuffisant pour répondre à la demande additionnelle d'emploi. Une demande, qui ne cesse d'augmenter d'année en année et dont plus de la moitié émane des diplômés du supérieur. L'économie tunisienne est tenue de réaliser un taux de croissance supérieur à 7%, taux qu'elle n'arrive pas à réaliser. Pourquoi ? Plusieurs experts se sont penchés sur la question. Des experts tunisiens à l'occasion de la consultation nationale sur l'emploi, et des experts internationaux de la banque mondiale. Les limites de la croissance de l'économie tunisienne émanent de plusieurs facteurs, mais essentiellement par manque d'investissements privés, en général et étrangers, en particulier. Et pourtant, ce ne sont pas les mécanismes de promotion qui font défaut. Les avantages, incitations et encouragements mis en place par les pouvoirs publics sont innombrables et multiples. S'ils restent insuffisamment efficaces c'est que l'environnement des affaires n'incite pas assez à l'investissement. Plusieurs causes sont évoquées, tel que le coût trop élevé du financement bancaire des projets qui atteint les 9% par an, contre 4%, en Europe et uniquement 2% au Japon, l'absence d'un tissu de services et d'industries à valeur ajoutée et à forte employabilité, etc. L'interdépendance des rôles de l'Etat, d'une part, en tant que régulateur et en tant que pouvoir d'orientation des politiques économiques, et d'autre part en tant que gestionnaire du domaine de l'Etat et prestataire de services est pour le moins contradictoire. Une interdépendance à l'origine de services administratifs de mauvaise qualité et à coûts élevés, mais également à l'origine d'une concurrence déloyale vis à vis des investisseurs privés dans certains secteurs d'activité. On peut citer plusieurs exemples, tels que l'office de l'huile qui, au lieu de jouer le rôle de promoteur du produit national (labelisation, support technique, encadrement des acteurs privés...), se comporte comme un commerçant ordinaire et va concurrencer les exportateurs privés au lieu de leur prêter main forte ! C'est ce qui fait que, bien qu'étant 3 ou 4 ème producteur mondial d'huile d'olive depuis longtemps, la Tunisie n'ait pas encore un label de qualité qui la distingue et se retrouve reléguée à vendre sa production brute et sans aucune valeur ajoutée, à l'Italie ou à l'Espagne qui vont elles, l'écouler sous leurs labels et récupérer la valeur ajoutée !
Situation caricaturale Mais l'exemple sur lequel je vais focaliser et qui me concerne directement, c'est celui de la santé. Là, la situation est quasi caricaturale ! Dans le domaine de la santé l'Etat porte toutes les casquettes. Il est en même temps, le pouvoir d'orientation de la politique de santé par le biais du ministère de la santé. C'est tout à fait normal et c'est d'ailleurs son rôle originel. Par le biais du ministère de l'enseignement supérieur, il est l'unique formateur de médecins, mais depuis un certain temps il n'en est plus le principal employeur, détail qu'il semble oublier (ou qu'il feint d'oublier). D'un autre côté l'Etat est également assureur contre le risque maladie et notre système d'assurance maladie obligatoire, oblige justement tous les citoyens à cotiser à la toute neuve CNAM, fruit de la dernière réforme de l'assurance maladie. Enfin et surtout, l'Etat est prestataire de soins de santé, essentiellement par les structures sanitaires dépendantes du ministère de la santé, mais aussi par d'autres structures bâtardes tel que les polycliniques de la CNSS et les dispensaires des grandes entreprises. En ce qui concerne la cadence de formation des médecins , l'Etat ne tient pas compte de l'avis des médecins libéraux en la matière. Cela passait encore lorsque la santé publique était le principal débouché pour les nouveaux diplômés de médecine, mais ce n'est plus le cas depuis plusieurs années et la plupart de ces diplômés se rabattent sur le secteur privé. Dans les pays bien organisés, l'accès au diplôme de médecin est régulé par un numerus clausus sous le contrôle du conseil de l'ordre des médecins. Chez nous cette structure n'est même pas consultée ! D'après les chiffres officiels fournis par le conseil de l'ordre des médecins tunisiens, le nombre des médecins inscrits au tableau de l'ordre est passé à 13347 en 2006, soit une augmentation de 42% par rapport à l'an 2000 ! Est-ce que les besoins de la Tunisie en soins de santé ont augmenté de 42% en six ans ? Bien sûr que non, on est là en présence d'une flagrante inadéquation entre la formation et les besoins réels du pays. Le nombre de nouveaux médecins inscrits au tableau de l'ordre est de 600 à 700 chaque année, dont 20% ont fait leurs études à l'étranger. Comme si les quatre facultés tunisiennes, déjà atteintes d'une frénésie de formation, n'étaient pas suffisantes ! Parmi ces nouveaux médecins, l'Etat n'en recrute que 275 ( donc 40% seulement) par an, les autres viennent grossir l'effectif déjà pléthorique des médecins libéraux, quand ils ne restent pas carrément au chômage total (1965 médecins chômeurs recensés en 2006). En plus cet excès de formation s'est fait de façon artificielle et surtout aux dépens de la qualité, les quatre facultés de médecine étant constamment et de plus en plus en sureffectif. Or la médecine est une discipline pratique où les stages hospitaliers tiennent une place primordiale dans la formation et avec ces sureffectifs (dans certains services les étudiants sont plus nombreux que les patients !) Les étudiants se marchent sur les pieds et les professeurs, quand ils sont là (et non pas en train de faire l'activité privée complémentaire), ne savent plus où donner la tête. Ceci a été clairement notifié par exemple dans un rapport d'évaluation de la faculté de médecine de Sousse, qui est pourtant, loin d'être la plus mauvaise. Ce défaut dans la formation des étudiants en médecine associé à une grande clémence lors des examens aboutit en fin de compte à la production de médecins relativement incompétents (sans que ça soit leur faute) et en l'occurrence en grandes quantités. Cela entraînera en pratique ; des tâtonnements diagnostiques, beaucoup de demandes superflues d'examens complémentaires et parfois des traitements inadaptés voire dangereux. Et c'est toute la société qui va en payer le prix ! Cette obsession du nombre des médecins, s'est fait donc aux dépens de la qualité, mais en plus en dépit du bon sens. On en est aujourd'hui à un médecin pour 700 habitants en Tunisie (plus que chez des pays plus développés et plus riches que nous), ça c'est sur le papier, mais en pratique dans la vraie vie, les consultations des hôpitaux publics sont archi bondées et les malades y sont traités de manière dégradante voire inhumaine, alors que par ailleurs des milliers de médecins libéraux se tournent les pouces à longueur de journée ! Il ne suffit pas d'avoir de beaux chiffres sur le papier, l'essentiel c'est la qualité du service rendu et la possibilité d'accès aux soins par les malades. Pour pallier ce défaut de répartition des médecins, on aurait pu imaginer par exemple que l'Etat sous traite le surplus de demandes de soins des hôpitaux publics en engageant comme vacataires, des médecins libéraux sous employés. Mais contre toute attente, c'est l'inverse qui a été fait. C'est à dire que l'Etat a permis aux médecins de l'hôpital d'avoir, en plus, une activité privée pour arrondir leurs fins de mois! Et bien sûr ils le font au détriment de leur travail hospitalier. Alors, si quelqu'un arrive un jour à comprendre la logique de ce comportement, j'aimerais bien qu'il me l'explique....
CNAM ? Dans un autre registre, l'Etat est le principal assureur contre le risque maladie . Avant la dernière réforme de l'assurance maladie, le système était compliqué avec deux caisses (CNSS et CNRPS) et les prestations médiocres car couvertes presque uniquement à l'hôpital public. C'est ce qui a poussé le personnel des grandes entreprises à s'organiser en mutuelles et à souscrire en plus à d'autres assurances, pour pouvoir accéder à la médecine libérale et se faire soigner dans des conditions décentes. Autrement l'accès à cette médecine libérale, exigerait le payement intégral des frais des soins, de sa poche ! En 1996 l'Etat a annoncé une grande réforme de l'assurance maladie qui s'est longuement fait attendre avant de voir finalement le jour en 2004, avec la création de la caisse nationale de l'assurance maladie (CNAM), qui n'a commencé son activité qu'en 2007. Les mutuelles et autres assurances ont été reléguées uniquement au rôle d'assurances complémentaires, les cotisations des assurés sont passées de 4% en moyenne à 6.75% de la masse salariale et la CNAM nous avait promis l'amélioration des prestations et autres monts et merveilles...promesses non tenues, puisque à la faveur de plusieurs subterfuges (dont les 3 filières de soins), la CNAM a fait en sorte de canaliser 80% de ses assurés sociaux vers la filière publique exclusive, si bien qu'on s'est finalement retrouvé, à peu de choses près, dans la même situation qu'avant la réforme ! Pourtant la CNAM a les moyens pour couvrir au moins 50% des dépenses totales des soins de santé des Tunisiens, mais elle n'y participe qu'à hauteur de 23% ! J'aimerais bien savoir pourquoi ? Entre temps ce sont les ménages qui déboursent plus de la moitié de ces dépenses de leurs poches. A l'aube de l'indépendance, l'Etat était pratiquement le seul prestataire de services de soins de santé dans le pays, mis à part une petite activité de consultation de ville et quelques petites cliniques mono disciplinaires qui se comptaient sur les doigts d'une seule main. La santé publique a réalisé un travail colossal, notamment par les campagnes de vaccination qui ont permis d'endiguer les principales maladies infectieuses endémiques, par le planning familial qui a nettement amélioré la santé des mères et des enfants, etc. Mais les choses ont changé depuis et le pays n'est plus tout à fait le même. Il est sorti de la pauvreté et la précarité. Il a définitivement tourné le dos au socialisme, son économie s 'est diversifiée, le secteur privé s'est développé et dans beaucoup de domaines, l'Etat n'a plus l'exclusivité ni même la position dominante. Sauf dans le domaine de la santé, qui est à la traîne, car l'Etat reste le principal prestataire de soins de santé avec près de 80% de la capacité d'hospitalisation. Il n'y aurait rien à redire si ses prestations étaient satisfaisantes, mais c'est loin d'être le cas. Depuis les dispensaires de première ligne jusqu'aux services hospitalo-universitaires, on ne voit qu'encombrements, mauvaise hygiène, maltraitance des malades, démobilisation du personnel soignant et j'en passe....Et comme si la situation n'était pas assez chaotique, depuis quelques années, l'état a accordé l'APC (activité privée complémentaire) aux plus gradés des médecins hospitaliers, qui étaient censés être déjà débordés par leur travail hospitalier, d'où une nette détérioration de la marche des services hospitaliers et de l'enseignement de la médecine. Je ne renie pas à mes confrères hospitaliers le droit à une meilleure situation financière, mais l'APC est probablement la pire manière de faire. Les mauvaises solutions ne résolvent jamais les problèmes, elles ne font qu'envenimer la situation. A mon avis tout le système de santé tunisien doit subir une réforme radicale de fond en comble. D'abord on doit diminuer de façon drastique la formation médicale. Ce n'est pas en affichant de belles statistiques qu'on va améliorer la santé des Tunisiens, au contraire je peux même vous affirmer que trop de médecins peuvent nuire à la santé ! notamment par la surconsommation médicale et son effet iatrogène. On va par conséquent diminuer les besoins en enseignants et pourvoir mieux les payer. D'un autre côté, l'Etat ne doit plus être le principal prestataire de soins. Il doit se consacrer uniquement aux soins lourds et à la médecine de pointe et laisser le gros des pathologies courantes au secteur privé qui, du fait de sa plus grande maniabilité, est plus à même de prendre en charge ces pathologies de façon plus efficace et plus économique. Pour cela, l'Etat doit repenser le financement de la santé de façon à ce que le citoyen puisse raisonnablement accéder au secteur privé sans se ruiner, mais sans pour autant sous financer ce secteur au point de l'étouffer et détériorer ses prestations. Pour le moment l'Etat est en train d'inonder le pays en médecins, mais lui n'en recrute que peu. En plus, il permet à ceux qui travaillent déjà chez lui, d'avoir une activité privée en dehors de l'hôpital et de concurrencer de façon déloyale les médecins libéraux déjà mal en point pour la plupart. Par ailleurs, chaque fois que l'Etat mène une campagne de régularisation fiscale, il commence toujours par les médecins libéraux, alors que ces derniers ne bénéficient pas des différentes mesures d'abattement et des privilèges fiscaux qui sont offerts à beaucoup d'autres secteurs d'activité. Enfin concernant le financement de la santé, la CNAM participe un peu au financement de la santé publique, jette des miettes au secteur privé mais cache précieusement le reste de son pactole ! Après tout ça, on veut nous faire croire que l'Etat encourage l'initiative privée dans le domaine de la médecine ! Dans quel Etat serions-nous s'il faisait le contraire ? Dr BRAHAM Samir - chirurgien libéral, Sousse.