C'est une calamité qui s'est abattue sur Aïn Zaghouan, c'est une vraie désolation qui a bouleversé les gens de cette région, on dirait même un séisme. Le naufrage des immigrés clandestins survenu dans la nuit du 18 au 19 janvier à deux mile des côtes de la ville de La Marsa leur a coûté neuf vies dont sept habitant presque la même rue. Ils ont vécu de longs moments d'attente où l'espoir se mêlait au désespoir. Tous les jours, voire toutes les heures, on leur apportait de nouvelles informations, les unes bonnes, les autres mauvaises, une fois, on leur disait qu'ils ont réussi à atteindre le rivage du salut, celui de l'Italie, une autre fois, on prétendait qu'ils étaient arrêtés par la police, une autre fois encore, on leur affirmait qu'ils étaient noyés. Leur humeur changeait au gré de la rumeur. Pendant la première semaine du drame, les habitants de cette localité n'ont pas connu le repos, ils étaient éveillés nuits et jours, les adultes ont arrêté de travailler et les élèves n'allaient plus au cours, tout le monde attendait le dénouement, l'épuisement les a tous marqués au point qu'ils n'espéraient plus qu'une seule chose : retrouver les corps de leurs enfants pour les enterrer dignement, ils ne croyaient plus à leur survie comme aux premiers jours, puisqu'ils n'ont manifesté aucun signe de vie. Les sinuosités de la procédure Ils n'ont connu le soulagement qu'une semaine après le drame, c'est-à-dire le 25 janvier : les cadavres ont commencé à échouer sur les plages, les premiers étaient ceux de Fahmi( 24 ans)et Marouène(20ans). Le lendemain, c'était celui de Sadok(31 ans). Ces premiers corps récupérés ont apaisé l'atmosphère très tendue et redonné espoir aux autres familles de retrouver leurs disparus. Mais après ces lueurs d'espoir, les esprits se sont de nouveau crispés, car la mer a refusé de rendre ce qu'elle a englouti, elle les a gardés pendant d'autres jours plus nombreux et plus longs que les précédents : il a fallu attendre encore onze jours pour repêcher le corps de Bilel(24 ans). Le 11 février, c'était au tour de Hilmi(17 ans)et le 12, celui de karim(40 ans). Mohammed (19 ans) a été récupéré par sa famille le 18 bien que son corps soit échoué sur la plage de Korbous, le même jour où on était allé chercher celui du premier(Hilmi). Ce jour-là, son frère jumeau l'a reconnu à la morgue et l'a fait savoir aux agents hospitaliers. Sa mère, Sallouha, est allée l'identifier le jour suivant. Le lendemain, la famille s'est présentée pour la remise du cadavre comme on le lui a promis la veille, on l'a fait attendre jusqu'à 17 h pour le résultat de l'ADN, puis on lui a demandé de rentrer et d'attendre un appel téléphonique, car ce résultat était introuvable. « Le lundi 16 février, nous affirma la mère de Mohammed, je suis allée avec deux de mes enfants à l'hôpital Thameur pour une nouvelle prise de sang, et l'après-midi vers 17 h, on nous a appelé pour nous dire de venir le lendemain chercher le cadavre de notre enfant ». Cette semaine de retard a été initialement expliquée par la volonté des autorités d'observer une période de quelques jours entre les enterrements pour calmer les esprits, mais quand on s'en est rappelé les premiers qui ont eu lieu successivement, on a très vite abandonné cette thèse. Si cette famille a protesté contre la lenteur de la procédure, les autres, celles qui ont récupéré les corps de leurs enfants bien avant se sont plaints de sa complexité. Noureddine, le père de Hilmi nous révéla : « sans l'aide de la famille et des amis, j'aurais abandonné et je n'aurais pas pu enterrer mon fils ce jour-là, je n'avais ni la force physique ou morale, ni les moyens matériels. On a fait près de 400 kilomètres : la garde nationale de Grombalia nous a envoyés à l'hôpital de Nabeul qui nous a fait revenir sur nos pas pour y apporter des papiers qu'on a fait signer par le Procureur de la République, ensuite, on nous a demandé d'aller chercher un extrait de décès de la municipalité de Korbous, après, nous sommes revenus à Grombalia avant de repartir à Nabeul où nous nous sommes rendus à la délégation avant de nous diriger vers l'hôpital pour sortir le corps. On était dans une course contre la montre, puisqu'il fallait être à Aïn Zaghouan à 16 h pour l'enterrement, l'état du corps ne permettait pas d'attendre le lendemain, si nous n'avions pas bénéficié du concours du personnel des établissements par lesquels nous sommes passés et en particulier de celui de la garde nationale qui a mis un agent à notre disposition pour nous faciliter la tâche, nous n'aurions pas pu arriver à temps. Je me demande pourquoi n'a-t-on pas placé les corps dans un hôpital près de chez nous et épargné aux familles les déplacements, enchaîna-t-il avec une voix faible et éreintée ». Oui, pourquoi pas ? Pour une situation exceptionnelle, il faudrait des mesures exceptionnelles. Toutefois, ce ne serait certainement pas la réaction des familles de Marouène(25 ans) et Hamdi(25 ans), les disparus, elles sont prêtes à supporter la lenteur et la complexité de la procédure, à endurer tous ces tourments pourvu qu'elles retrouvent une trace de leurs enfants ne serait-ce qu'un simple cheveu pour qu'ils aient des tombes comme tout le monde, un endroit où elles peuvent les visiter et se recueillir, elles tiennent à ce que la mémoire de leurs regrettés soit honorée : disparaître sans laisser de trace c'est comme si on n'avait jamais existé.