Les problèmes que soulève le présent article sont vécus sans doute par les autres professeurs de langues, mais ils se posent avec beaucoup plus d'acuité aux enseignants de français, cette langue qui avait, il n'y a guère longtemps chez nous, un statut vraiment privilégié à l'école et dans la rue. Pays francophone ? La Tunisie l'est toujours, mais quel français parlent et écrivent ses citoyens ? Nous avons déjà répondu à cette question dans une réflexion précédente, mais pour l'heure, nous nous demandons si l'enseignement de la langue de Molière est aussi aisé que dans les années 60 et 70. La tâche du professeur de français est désormais chaque jour encore plus difficile. Qu'il s'agisse d'enseigner l'oral ou l'écrit, que l'on parle d'une explication de texte ou d'un cours de langue, au cycle primaire ou secondaire comme à l'université, les difficultés rencontrées sont préoccupantes et n'augurent rien de bon pour le métier de professeur de français sous nos cieux. Peut-être avons-nous l'air de forcer un peu trop sur les tons sombres en décrivant la situation actuelle de ce dernier, mais nos affirmations peuvent être corroborées par des centaines d'enseignants et par les inspecteurs de la matière, eux-mêmes inquiets et parfois désarmés face à la dégradation continue du niveau de nos élèves et étudiants en français !
Le cauchemar et l'épidémie Quand il a des paquets de copies à corriger, le professeur de français ne se presse jamais de le faire, à moins d'y être forcé : ce n'est pas tant par paresse mais surtout parce qu'il appréhende le calvaire qui l'attend s'il s'y met ! Il se voit avant même de toucher la première feuille en train de passer son stylo rouge sur toutes les lignes de la page, de raturer par-ci, d'annoter par-là et bien évidemment de râler continuellement, de maudire le jour où il a accepté de faire ce métier et aussi le premier instituteur qui eut l'idée d'apprendre le français à ses élèves. Jamais un paquet n'est corrigé d'un trait, il faut y aller mollo si l'on veut rester zen après la lecture de cinq productions et éviter d'être " contaminé " par les fautes et maladresses de son public. Le drame actuel, c'est en effet que l'on retrouve dans le français des enseignants les incorrections de leurs jeunes disciples lesquels écrivent de Tabarka jusqu'à Ben Guerdane, " l'orsque " (avec apostrophe), " parmis " (avec " s "), " un teste " (avec -e- à la fin), disent " à propos l'auteur " au lieu de " à propos de l'auteur ", " les moyens " pour " les moyennes ", " ils sont peur " à la place de " ils ont peur ", " elle mort " quand ils conjuguent le verbe mourir. Ils mettent deux " f " à " professeur ", des " s " à la fin des verbes au pluriel et des "-ent " aux noms ; confondent le féminin avec le masculin, le pronom avec l'article, la proposition avec la conjonction ; conjuguent le présent à l'imparfait et le futur au passé composé ; prononcent " les zéros " quand ils lisent " les héros " , " comme " alors qu'il s'agit de " comment ", " précisamment " pour " précisément " et " violement " pour " violemment " ! Comment échapper à la contagion quand ces erreurs sont commises dans toutes vos classes et plusieurs fois par séance ? Pas besoin d'être inspecteur pour constater que la qualité du français de l'enseignant laisse de plus en plus à désirer. Ce sont des parents à la culture moyenne qui, aujourd'hui, relèvent des fautes dans les observations des professeurs : un " s " qui manque, un féminin pour un masculin, une expression maladroite, une conjugaison erronée, une lourdeur, une faute de construction etc. Les enseignants mis sur la sellette ne sont pas toujours des stagiaires ou des non spécialistes ; même les plus chevronnés parmi (sans " s ") les vieux briscards ne sont pas à l'abri d'une contamination par les " virus " que propagent leurs élèves ! Le plus grave dans l'épidémie, c'est que les inspecteurs risquent également de se transformer, un jour, en vecteurs de l'agent infectieux !
L'héritage du secondaire au Supérieur On croit qu'à la faculté, la situation est meilleure qu'au secondaire, quelle erreur ! Les étudiants valables et bien orientés se comptent sur le bout des doigts dans tous les départements de français sans exception. Nous n'avons pas dit " excellents " mais seulement valables, parce que s'il ne fallait que des éléments brillants pour que ces départements fonctionnent, l'enseignement du français au Supérieur aurait été abandonné depuis belle lurette. Les étudiants du premier et du second cycles n'arrivent presque jamais à se défaire de leurs mauvais réflexes linguistiques du secondaire et vous ne devez plus vous étonner si un maîtrisard vous régurgite ses " précisammant ", ses " celà ", ses " selon moi, je pense " et son fameux " par conséquence " ! A l'examen du CAPES, les examinateurs sont effarés par le niveau lamentable de la majorité des candidats. Ceux que l'on repêche parmi (sans " s ") ces derniers, sont la plupart du temps tout juste perfectibles. La baisse du niveau ne concerne, hélas, pas seulement la langue ; mais les titulaires d'une maîtrise ès lettres françaises trahissent de plus en plus de lacunes dans leur culture littéraire et dans leur aptitude à bien comprendre un texte ! Face à un extrait de Raymond Devos truffé de jeux de mots et plein d'humour, l'une des candidates de la toute dernière session a réagi avec autant de gravité que s'il s'agissait d'une scène de Hamlet ou d'Andromaque ! Les élèves de cette future enseignante ne risquent-ils pas de rire à la lecture des tragédies et de verser des larmes en étudiant les comédies ?
L'espoir est-il encore permis ? Il n'y a plus de plaisir réel à enseigner la langue, la littérature et la civilisation françaises ; beaucoup le font pour le salaire et donc sans le moindre zèle. Surtout que maintenant, le public qu'ils forment ne sera pas forcément destiné à l'enseignement de la langue de Molière. Les moins blasés se rassurent en espérant toujours que les promotions à venir seront meilleures. Puissent les futurs élèves et étudiants les conforter dans cet optimisme !