L'enseignement de la philo ne se limite pas à inculquer des connaissances à l'élève. Il s'agit également de développer chez lui la faculté du raisonnement. Lequel objectif est d'une telle importance que l'UNESCO lui a consacré un programme où plusieurs questions ont été posées concernant le contenu de l'enseignement lui-même, mais aussi le moment opportun pour l'entamer ainsi que les enjeux psychologiques, idéologiques et sociaux que cela implique pour obtenir l'effet requis chez le récepteur. Bien que cela puisse paraître bizarre pour certains, il y a une thèse qui prône que l'initiation à la philo peut commencer dès l'âge de l'enfance. M. Michel Tozzi, philosophe et didacticien, professeur des universités en sciences de l'éducation (France), est l'un des porte-drapeaux de cette conception. Dans une communication sur cette question, intitulée: "Apprentissage du philosopher aux niveaux préscolaire et primaire : quels défis ? " et qui est accompagnée du visionnement d'un film mettant en scène une expérience belge en la matière, M. Tozzi a expliqué qu'il serait bénéfique d'initier les enfants dès la maternelle au raisonnement philosophique à travers ce qu'il a appelé " une discussion à visées philosophiques ". Une telle démarche amènerait à implanter chez eux une culture du questionnement dont les bienfaits dépasseraient largement l'apprentissage de la philosophie en tant que discipline stricte. En effet, puisant dans les contes et les mythes et partant de mots, de thèmes et de questions relevant du quotidien des enfants, la discussion, accompagnée par l'enseignant, progresse à travers l'esprit et le vocabulaire enfantins favorisant progressivement un éveil de la pensée réflexive, un co-développement et une appropriation simultanée du langage et de l'argumentation qui fonde l'identité de l'être pensant et du " citoyen réflexif " ainsi que l'apprentissage du sens éthique, de la tolérance et du respect d'autrui.
Philosopher : une affaire de grands... Cependant, comme en attestent les objections exprimées par nombre d'intervenants notamment parmi les enseignants du supérieur et les inspecteurs de philosophie dans l'enseignement secondaire, la mise en application d'un tel projet pose plusieurs questions. D'abord, celle de la possibilité d'une initiation au raisonnement à un âge où l'enfant n'a pas encore atteint un stade de développement psychologique et mental qui lui rend accessible ce processus cognitif, stade que le psychologue Piaget appelle " hypothético-déductif " et qu'il limite entre onze et seize ans. A partir de là, il y aurait lieu de s'interroger sur la nature de ce questionnement situé en deçà de la maturité et de la technicité systémique qui caractérisent la philosophie en tant que discipline des sciences humaines. Tijani Gmati, Inspecteur principal de philosophie à Tunis l'a d'ailleurs souligné: " L'expérience est intéressante mais cela me dérange de l'appeler philosophie. On pourrait appeler ce projet " éducation à la citoyenneté mais toute déduction à partir d'hypothèse ne devrait pas porter le nom de philosophie. Cette compétence se retrouve dans plusieurs disciplines, en fait. Et puis d'un autre coté, il faut laisser à l'enfant le droit d'avoir des préjugés et celui de les intérioriser avant de lui apprendre à s'en distancier. " De fait, il y a également la question de la légitimité d'un tel projet. L'on pourrait se demander si cela ne risque pas de déstabiliser psychologiquement les enfants et de " pervertir " par des raisonnements adultes leur émerveillement spontané face à la vie. Lesquels raisonnements interprétatifs ou influencés par une tradition philosophique quelconque pourraient consciemment ou inconsciemment être transfusés à travers la personnalité et le discours de l'enseignant supposé accompagner le jeu de questionnement. C'est pourquoi d'ailleurs, il faudrait s'assurer que la compétence de philosopher soit bien acquise par ces enseignants accompagnateurs.
Et la question de maturité... Selon M. Tozzi, la question d'une maturité élémentaire nécessaire au questionnement ne se pose pas car de récents travaux en psychologie cognitive ont prouvé que l'on a trop longtemps sous-estimé les capacités intellectuelles des enfants qui commencent très tôt à se poser des questions existentielles sur la mort, l'origine, les sentiments... Ignorer les réflexions que suscitent ces questions ne serait pas plus bénéfique que de les accompagner dans une réflexion spontanée sans forcément trancher ni émettre des jugements. Par ailleurs, ces réticences s'expliqueraient selon lui par des représentations quelque peu figées que l'on continue à drainer à propos de la philosophie. Si déstabilisation il y a, elle toucherait davantage selon M. Tozzi les enseignants de philosophie peu habitués à percevoir la discipline autrement que comme une maïeutique complexe débouchant sur un jugement de vérité. Il faudrait selon lui instaurer un nouveau rapport au savoir qui serait non dogmatique et qui se fonderait sur une culture du questionnement et non sur une culture de la réponse. La philosophie comme l'avait dit un jour un épistémologue célèbre " n'est pas un temple mais un chantier ". D'autres intervenants ont d'ailleurs souligné que cette culture du questionnement et de pluralité des voix pourrait contrebalancer d'autres perversions et influences subies par les enfants à travers cette marée incontrôlable et pas nécessairement bienveillante de technologies et de sources d'information, ou de " déformation ", qui peuvent représenter autant de catéchismes et d'attentats à une réflexion libre et autonome.
La philosophie : les enjeux d'un rapport critique au savoir Dans le même programme de l'UNESCO, M. Ali Benmakhlouf, professeur des universités, Nice Sophia Antipolis (Maroc) défend une autre approche dans sa communication sur " les enjeux de l'enseignement de la philosophie au niveau secondaire dans la région arabe ". L'un de ces enjeux, et ce n'est pas le moindre, est selon M. Benmakhlouf la contribution de cette discipline dans la création d'une approche critique des savoirs ainsi que d'une polyphonie des connaissances et des vérités. Le rôle du cours de philosophie est en effet de ne pas absolutiser les contenus des apprentissages et de mettre en évidence les contextes qui leur ont donné naissance afin d'éviter le cloisonnement dans une seule et unique référence privilégiée, tenue pour absolument vraie. Seule une pluralité de doctrines polyphoniques autant par les idées qu'elles expriment que par les langues dans lesquelles elles s'expriment pourrait selon le conférencier faire filtrer la vérité à condition bien entendu de ne pas en rester à un simple empilement de ces doctrines et de les faire dialoguer entre elles. La philosophie comme bien communicable est à ce titre l'enjeu d'un lègue ou d'un patrimoine humanitaire qu'on s'approprie sans jamais en devenir propriétaire ; c'est un objet d'apprentissage et de transmission et non d'identification. Si l'on part de l'idée que les certitudes peuvent en effet très vite se transformer en servitudes, faire apprendre à relativiser apparaît donc comme un enjeu de taille dans un contexte actuel marqué par l'hésitation idéologique, l'instabilité des valeurs et la montée du discours fondamentaliste et fanatique près à donner une réponse à tout et à paralyser ainsi tout mouvement de réflexion et toute intention de questionnement. Sana MAHJOUB --------------------------------
M. Mustapha Kak, inspecteur central de philosophie au ministère de l'éducation marocain : " Le secondaire d'abord " " Il n'y a pas d'enfants dans la grotte de Platon ... Et dans sa République, ils sont exclus de la philosophie...Si la philosophie est d'amener à l'étonnement celui que plus rien n'étonne (l'adulte), l'enfant se trouve dans un état d'étonnement et de questionnement continu. Certes, faire accéder les enfants à quelques mécanismes de réflexion libre et critique serait bénéfique, notamment si l'on considère les dangers de manipulation idéologique qui les guettent ; mais il serait difficile de leur enseigner la philosophie en tant que telle faute de moyens suffisants. Il faudrait plutôt étendre et généraliser cet enseignement sur les autres niveaux du secondaire. " -------------------------------- M.Abdelkader Bachta, enseignant universitaire d'épistémologie et d'histoire des sciences, Université de Tunis Manar : " Philosophie et maturité intellectuelle " " C'est une naïveté intellectuelle et pédagogique que de parler de philosophie au sens orthodoxe en maternelle. La philosophie exige de la maturité intellectuelle. On pourrait initier l'enfant à l'esprit critique mais ailleurs qu'en philosophie. Il ne lui est exclusivement lié " -------------------------------- Michel Tozzi, philosophe et didacticien, professeur des universités en sciences de l'éducation (France) : " Ecouter, comprendre et reformuler " Ce qui est intéressant dans " la discussion à visée philosophique", c'est qu'elle permet de vivre les valeurs en acte. Elle permet aussi le développement de la réflexion à travers celui de compétences comme écouter, comprendre et reformuler. La problématisation mène à une conceptualisation qui sera suivie de l'argumentation qui est une mise en mots de la pensée. C'est cela réfléchir...