A Tunis comme dans la plupart des villes tunisiennes, un grand nombre de jeunes et d'adultes s'adonnent clandestinement à de petits métiers dont les horaires sont un peu singuliers. En effet, l'heure " d'ouverture " y est fixée soit aux premières heures du jour soit au crépuscule. Pour les vendeurs de l'aube, il s'agit d'une course contre la montre pour réussir à écouler la marchandise proposée avant les horaires administratifs, et donc avant l'apparition des agents municipaux. Les marchands de l'après-midi, quant à eux, échappent au contrôle en installant leur commerce après 18 heures. Cela fait qu'il est très rare que ce travail aille au-delà d'un début de matinée ou retienne le vendeur jusqu'à une heure tardive de la nuit. D'autre part ce que l'on vend au petit matin, essentiellement un petit déjeuner, n'est presque jamais ce que l'on propose le soir, plutôt des coupe-faim très relevés et des amuse-gueules frais ou secs. Les endroits où ces métiers s'exercent peuvent être fixes : un coin de rue, un angle de station de métro, de bus ou de louage, l'entrée d'une gare routière ou ferroviaire, bref, là où la clientèle potentielle est assez nombreuse à ces heures charnières qui précèdent ou suivent les horaires de travail dans les administrations et les entreprises. Il y a lieu également de rappeler que les cafés et bistrots qui restent ouverts la nuit accueillent à tour de rôle un nombre impressionnant de vendeurs, cette fois ambulants, plus imaginatifs les uns que les autres. On en rencontre qui se sont spécialisés dans la vente de petites quantités d'amandes fraîches à des prix très fluctuants, d'autres proposent des fèves et des pois chiches préparés au cumin et assaisonnés au sel, au poivre et/ou à l'harissa, on peut leur acheter aussi des grains séchés de tournesol ou de potirons, des œufs durs ou brouillés, du fromage en cubes ou en portions, des pistaches, des cacahuètes, des cigarettes, du chewing-gum et parfois du pain de campagne encore croustillant. Sur les trottoirs, les sandwiches aux merguez connaissent un engouement de plus en plus croissant ainsi que les casse-croûtes aux œufs et à l'harissa. Les prix varient rarement d'un " restaurateur " à l'autre, à croire que ces marchands font partie d'une corporation au statut légal et aux tarifs fixes et indiscutables. Le matin ce sont plutôt les boissons laitières, les œufs et les casse-croûtes sucrés qui sont les plus demandés. Mais à côté on propose aussi du legmi, de la bsissa à l'eau, du sirop de " hilba ", des jus de citron, des mille-feuilles à quat' sous et des biscuits croquants.
De quoi survivre ! Nous avons cette semaine interrogé quelques uns de ces vendeurs à la sauvette sur les conditions de leur travail, sur leurs gains, sur la précarité du métier qu'ils exercent et sur les solutions qu'ils proposent pour y remédier. Signalons au passage qu'ils ont tous refusé de décliner leur identité complète pour les raisons que vous pouvez imaginer. Nos divers entretiens nous ont appris que pas un seul de ces vendeurs n'a d'autorisation municipale. Ils viennent quasiment tous des quartiers modestes de Tunis. Ils quittent leurs domiciles parfois dès 3 heures et demie du matin et parcourent à pied la distance qui les sépare du lieu où ils installent leur commerce. Pour le transport de leurs marchandises, ils utilisent en règle générale une sorte de chariot à deux roues qu'ils poussent ou dirigent à l'aide de deux manettes en bois. Leurs gains varient selon les produits qu'ils vendent : Azaiyez par exemple vend du sirop de " helba " et rentre presque tous les jours avec 10 dinars de bénéfices nets. Son voisin qui vend les casse-croûte à l'harissa gagne paradoxalement moins parce que, nous dit-il, il a plus de dépenses et un " associé ". Le " pâtissier " du coin gagne entre 10 et 15 dinars, mais lui, il revient l'après-midi. Ce qui n'est pas le cas de tous dans ce milieu. Il semble en effet que les vendeurs se partagent la journée, ce qui explique que les marchands qu'on voit le soir ne sont pas ceux du matin même lorsque le produit vendu est le même. Les sandwiches au merguez qui ne se vendent que le soir rapportent jusqu'à 30 dinars et plus, mais l'étal est tenu par plus d'un commerçant, ce qui réduit le gain de chacun. Le commerce qui se pratique dans les cafés et les bars est plus fatigant et moins rentable, en plus, les revendeurs très jeunes y travaillent rarement à leur propre compte et touchent un pourcentage sur les quantités vendues (au mieux 5 dinars à ce qu'on nous a raconté).
En attendant un meilleur sort Pour ce qui est de leurs rapports avec les agents de contrôle, les vendeurs du matin affirment qu'ils ont rarement affaire à eux, puisqu'ils partent avant leur arrivée. Ceux du soir non plus ne les voient pas. " Pour vous dire la vérité, notre commerce est de plus en toléré. Les policiers eux-mêmes font partie de nos clients. On nous reproche de ne pas respecter les règles d'hygiène ; vérifiez par vous-mêmes la propreté des verres dans lesquels je sers le sirop. Et ces récipients que vous voyez, je lave dedans, au javel et à l'omo, chaque verre utilisé. J'ai laissé ma famille à Medjez-El Bab et j'habite du côté de Bab El Jédid, dans une oukala à 40 dinars le mois. Ce que je gagne suffit à mes dépenses et j'envoie une petite somme (50 à 70 dinars) à mon père chez qui vivent ma femme et mes enfants. Nous avons tous des bouches à nourrir. Tenez, Mokhtar qui vend les œufs est père de quatre enfants tous à l'école et il habite dans un vrai taudis de la Médina. Combien croyez-vous que ce métier lui rapporte ? S'il ne s'adonne pas à une autre activité, il lui sera impossible de joindre les deux bouts. Pour le jeune qui est là-bas, il a fait de la prison et n'a pas trouvé mieux que de vendre du pain de campagne et du fromage. Nous avons de vraies difficultés pour obtenir l'autorisation de nous installer, d'abord parce que nous sommes trop nombreux à la demander, ensuite parce que les autorités sanitaires tiennent à ce que tout commerce des produits de consommations facilement altérables réunisse les conditions d'hygiène minimale. Je n'ai pas les moyens d'acheter un petit frigo, ni même une glacière. Et puis, comment se fait-il que l'on permette à d'autres vendeurs qui proposent les mêmes produits que nous d'exercer leur commerce à l'entrée même des hôpitaux ? Ce n'est pas sérieux ! En tout cas, certains d'entre nous ont pu ramasser un petit pécule et ont ouvert ailleurs leur commerce. D'autres sont rentrés dans leurs villages ou bien ont changé de métier. Dans mon cas, ce sera vraiment difficile de trouver autre chose surtout que je n'ai aucune qualification. J'espère qu'on nous fixera un meilleur sort dans les jours ou les années à venir. Cela dit nous sommes reconnaissants envers les contrôleurs qui, souvent, nous ont traités avec indulgence et humanité ! "