«Dans sa guerre contre le terrorisme, l'Etat prend des libertés avec les droits de l'homme» ; «les mauvais traitements infligés aux prisonniers sont institutionnalisés» ; «l'habeas corpus n'est pas respecté» ; «certains prisonniers sont privés du droit de contester leur emprisonnement devant un tribunal» ; «la torture est banalisée et les agents qui s'en rendent coupables ne sont guère poursuivis» ; «les communications des citoyens sont écoutées en dehors de tout contrôle judiciaire»... Ce sont là quelques uns des griefs que l'éditorialiste du ''New York Times'' (5 mars) retient, non pas contre la Corée du Nord, l'Iran, la Chine ou quelque autre «rogue state» désigné du doigt par les organisations de défense des droits de l'homme, mais contre les Etats-Unis eux-mêmes, surtout depuis les attentats du 11 septembre 2001 et le déclenchement de la guerre contre le terrorisme. Ce sont aussi les mêmes griefs, à quelques mots et virgules près, que le Département d'Etat américain retient contre de nombreux pays, dont la Tunisie, dans son rapport annuel sur l'état des libertés dans le monde, rendu public le 6 mars. Comme quoi, «le chameau ne voit pas sa bosse», comme dit un proverbe de chez nous. Quelle meilleure illustration, en effet, que cette manie des responsables américains à comptabiliser les erreurs de leurs homologues aux quatre coins du monde - en matière de droits humains, aucun Etat n'est irréprochable, même si certains le sont moins que d'autres -, tout en continuant à fermer les yeux - les oreilles, la bouche et le reste - sur leurs propres errements. Sans aller jusqu'à parler de «schizophrénie américaine», comme le font certains américanophiles - dont l'auteur de ces lignes -, à la fois déçus par la politique de l'administration Bush et soucieux de redorer le blason d'une grande nation qui est en passe de perdre son âme... Sans entrer aussi dans les détails des faits rapportés dans le rapport 2006 sur l'état des libertés dans le monde, y compris la Tunisie, et qui ressemblent à s'y méprendre à ceux déjà évoqués dans les rapports similaires publiés au cours des années précédentes... Sans aller enfin jusqu'à nier les dépassements et violations énumérés dans ce rapport avec une foultitude de détails, comme le ferait quelque vulgaire zélateur, au risque de se couvrir de ridicule... Nous sommes en droit - en tant que Tunisiens, mais aussi en tant que citoyens du monde - de nous interroger sur l'utilité de ce rapport, aussi fouillé que fastidieusement redondant, ainsi que sur la crédibilité de ses auteurs, leurs réelles motivations et leur degré de sincérité. Arbitres autoproclamés sur le «ring» du monde, où ils demeurent pourtant les «cogneurs» attitrés, les Américains aiment à chercher les poux dans la tête des autres et à leur compter les (mauvais) points. C'est le moyen qu'ils ont trouvé pour s'en sortir toujours vainqueurs et s'amender à bon compte, quitte à faire porter le chapeau - et le bonnet de l'âne - au reste de l'humanité. Depuis le temps que le président Bush le dit et le répète, n'avons-nous pas fini, de guerre lasse, par admettre que les premiers responsables du chaos actuel en Irak, ce ne sont pas les troupes américaines, venues de si loin pour semer les graines de la liberté dans les déserts d'Arabie, mais les méchants voisins iraniens de l'Irak, potentiels détenteurs de l'énergie nucléaire, les terroristes à la solde de Ben Laden, les partisans du dictateur irakien déchu, dont il faudrait couper les têtes jusqu'au dernier baathiste, les méchants combattants du Hamas et du Hezbollah, entre autres ennemis de la liberté et de la démocratie dans le Great Middle East ? Ces gens sont certes infréquentables, et nous sommes les premiers à critiquer leurs idéologies et leurs agissements extrémistes, mais sont-ils vraiment les premiers responsables des violences au Moyen-Orient ou n'en sont-ils, en réalité, que des acteurs désignés «à l'insu de leur plein gré» ? Restent les quelques centaines de détenus extrajudiciaires au pénitencier de Guantanamo Bay, dont la plupart sont des innocents «ramassés» par l'armée américaine aux premiers mois de l'invasion de l'Afghanistan fin 2001. Ces «combattants ennemis» sont détenus depuis plus de cinq ans, privés de procès et soumis à de mauvais traitements, au mépris du droit et des traités internationaux... Restent aussi les centaines d'Irakiens et d'Afghans, humiliés et torturés à Abou Gharib et dans d'autres «prisons secrètes», en Irak et en Afghanistan... Restent également les dizaines de citoyens étrangers kidnappés par la CIA dans les rues ou les aéroports de Stockholm à Sofia et de Milan à Hambourg, «prisonniers fantômes» acheminés dans le plus grand secret vers des pays où ils sont généralement torturés. Ce scandale, dont la découverte n'a pas fini d'éclabousser les démocraties européennes les mieux établies, a fourni la matière d'une enquête publiée au début de ce mois en français, ''Les Vols secrets de la CIA'', de Stephen Grey (éditions Calmann-Lévy, Paris, mars 2007)... Restent, last but not least, les milliers de condamnés qui attendent leur exécution dans les couloirs de la mort, au Texas et ailleurs... Devant quelle instance va-t-on porter la cause de ces autres victimes de la barbarie humaine ? Ou bien, ces victimes ne comptent-elles pas au regard de la (bonne) conscience américaine ? Le Département d'Etat, qui se soucie tant - et si noblement - du respect des droits de l'homme dans le monde, y compris en Tunisie - qu'il en soit ici remercié -, pourquoi n'enquêterait-il pas aussi sur les violations de ces mêmes droits aux Etats-Unis ? La charité bien ordonnée ne commence-t-elle pas par soi-même ? Et si, avant de jeter la pierre aux autres, les Américains commençaient par balayer devant leur porte ? Ne seraient-ils pas plus crédibles s'ils acceptaient de donner eux-mêmes l'exemple, le bon, bien sûr, pas le mauvais ? Et ne seraient-ils pas mieux écoutés s'ils cessaient aussi d'utiliser les rapports, comme celui évoqué dans cette chronique, comme un simple moyen de pression sur les gouvernements, notamment arabes et musulmans, pour qu'ils normalisent leurs relations avec Israël, participent à l'isolement de pays comme l'Iran ou le Soudan, acceptent d'abriter des bases de l'US Army sur leurs territoires ou laissent l'exploitation de leurs ressources énergétiques à quelque major texan ? C'est au prix de cette autocritique, et à ce prix seulement, que le «réveil de la conscience américaine», appelé par notre confrère du ''New York Times'', pourrait enfin avoir lieu.