Un écrivain, un poète, un musicien peuvent-ils vivre aujourd'hui, dignement de leur production culturelle et intellectuelle ? Pourquoi les Libanais qui ont supplanté les Egyptiens dans tous les domaines de la création artistique, réussissent-ils si bien ! Ces questions et bien d'autres se posent avec une grande acuité quant à la promotion de la production culturelle et au statut du créateur dans notre pays. Jadis les intellectuels, écrivains, hommes et femmes de théâtres, musiciens, qui ont fait le bonheur de la culture tunisienne, aussi bien du temps du protectorat français, que des premières décennies de l'Indépendance, arrivaient à s'en sortir par le cumul de plusieurs activités. D'ailleurs, les premiers éditeurs et journalistes étaient des promoteurs économiques et même des agriculteurs. Ali Bouchoucha pour le journal " Al Hadhira " à la fin du 19ème siècle ou Abdeljelil Zaouche pour le journal " Le Tunisien " lancé en 1907 par le leader Ali Bach Hamba, appartenaient à la classe des jeunes promoteurs et hommes d'affaires de cette époque et c'est bien grâce à leurs apports financiers personnels que la presse nationaliste a pu voir le jour et résister aux assauts de la colonisation. La plupart des mouvements littéraires et artistiques qui vinrent par la suite ont été lancés grâce à la témérité et même au tempérament " aventurier " de ces élites intellectuelles assises entre deux chaises : la création et l'amour des arts mais aussi la promotion économique. Les subventions de " l'Etat tunisien " n'existaient pas à l'époque et ce malgré le foisonnement culturel qui était au zénith. La médina de Tunis était un véritable champ culturel où poussaient les groupes " Taht Essour ", les troupes de Dar El Manar sous la houlette du ténor du violon Ridha El Kalaï et bien d'autres. Certes la Rachidia, avait quelques ressources des " biens " " Habous " mais ce n'était pas la fortune ! Et pourtant que de chefs-d'œuvre et que de vedettes qui font aujourd'hui non seulement notre fierté mais aussi un patrimoine qui donne du travail à des milliers de personnes qui y puisent sans aucune retenue ! Une autre catégorie parmi ces élites s'arrangeait avec les besoins et la demande excessive de l'Etat national nouveau, pour avoir une fonction dans les administrations publiques et les offices surtout à caractère culturel comme la RTT ou les autres structures dépendant du ministère de la Culture. L'exemple le plus célèbre restera sans doute le virtuose et grand compositeur : Salah El Mehdi surnommé " Zeriab " le génial musicien abasside émigré en Andalousie - Si Salah était tout simplement juge de son état, ce qui ne l'a pas empêché de briller au firmament de la musique tunisienne lui à qui on doit au moins les Diva Oulaya et Naâma et des chansons éternelles de la grande Saliha dont " Dar El Flak min baâd toul el Ichra ". De toute évidence les temps ont bien changé et la musique artisanale comme toutes les autres cultures sont passées à l'Industrie. Du coup, il faut des capitaux et une nouvelle restructuration de la culture qui dépassent largement les subventions de l'Etat. C'est à partir de là que les malentendus commencent. Certains créateurs de talent ont pu suivre l'évolution : Lotfi Bouchnak, Saber Rebaï, Latifa Arfaoui sont pratiquement le trio du podium. Le reste arrive à survivre tant bien que mal. Beaucoup de frustrations accompagnent le monde de la création intellectuelle et artistique et beaucoup d'envie surtout vis-à-vis des Libanais qui " envahissent " nos scènes mais à la loyale ! Je dis cela parce qu'il me revient à l'esprit, ce voyage du reporter spécial du " Temps " que j'étais en 1976 quand j'ai visité le Liban à feu et à sang en pleine guerre civile ! Et malgré l'incendie du Holiday In, les bombardements incessants de nuit comme de jour à Beyrouth, jamais les imprimeries, déplacées dans les caves d'immeubles n'ont autant tourné et travaillé :Fayrouz, Wadi Essafi et les frères Rahabani, continuaient à rayonner malgré tout, sur le monde arabe par une production abondante et de grande qualité ! Le Liban et son " miracle " c'est cela : un professionnalisme de grande rigueur, un travail de Titan et une élégance princière acquise au fil des ans ! Quant à l'argent ils savent où le trouver à cause de leur talent et leur persévérance. C'est bien notre grand professeur et ancien premier ministre français Raymond Barre qui disait : " L'argent c'est les idées "... !