Jeudi 17 juin 2010. Salle “Le Quatrième art” à 22h10. Je pointe avec quelques minutes de retard et suis littéralement happé par l'un des jeunes hommes chargés de l'accueil et très délicatement conduit à la salle. Celle-ci est comble. Elle le demeurera jusqu'au bout. Je prends place dans la pénombre et remarque la présence juste devant moi du comédien Ali Bennour réputé, avant même d'accéder aux feux de la rampe, d'être le spectateur qui ne rate jamais une pièce. Je me rappelle même cette session des Journées Théâtrales de Carthage où, ne pouvant voir une pièce syrienne faute de temps, il décida tout simplement d'aller assister à sa présentation dans son pays d'origine. Depuis, Ali Bannour, homme affable et acteur généreux, est devenu une star de la télévision tunisienne puisqu'il n'a de cesse d'incarner un personnage dans un des feuilletons ou l'une des séries ramadaneques, une fois par an. Et à propos de télé, voilà que Ryadh Nehdi apparaît sur un écran géant au milieu de la scène. Il est dans sa loge. Des silhouettes évoluent autour de lui alors qu'il met les dernières retouches à son entrée en scène. L'écran disparaît et Ryadh apparaît dans toute sa splendeur. Silhouette à la Devos, visage de bébé tendrement malmené par des années de labeur discret, ce Nehdi en or, que beaucoup adorent, va tenir un rythme effréné de l'ouverture de ce qui semble être une comédie bon enfant, à la chute de ce qui se révèlera être une tragédie cachée. C'est surtout cette puissance de jeu, ce rythme de gladiateurs dans l'arène, qui maintiendra le public, jeune dans sa majorité, présent, éveillé et complice tout au long du déroulement des événements et de leurs multiples chamboulements et métamorphoses. On ne peut, en disant cela, occulter une mise en scène sobre, ambitieuse mais sans prétentions, un décor léger conçu virtuellement grâce à une très bonne maîtrise des lumières par Mehdi Békir et une bande son savamment et finement servie par Yassine Akermi. Zengra le Caïd, Zengra le chien ? Cela commence par une intrusion violente et anarchique dans l'atmosphère nocturne d'une grande cité grandie un peu trop tôt, un peu trop vite. Ça klaçonne, ça bourdonne ça abois. Personne ne semble savoir ni où aller ni comment y aller. Heureusement que Zengra 20 est là. Il est le maître absolu de toute cette anarchie. Tous lui obéissent au doigt et à l'œil mais surtout à l'assurance sans faille de sa voix. “Arrête-toi… recule, tourne le volant à gauche… gare-toi là”. Entre la porte d'ascenseur et le parking aucun pouvoir, aucun envahisseur ne peut prétendre au moindre centimètre carré de terrain. C'est le territoire, ou plutôt le royaume privé de Zengra. Derrière lui, l'immeuble peuplé de morts – vivants qui s'agitent, appellent, le réclament. Devant lui, des morts-vivants dans leur corbillard qui cherchent à rejoindre ceux du dedans. Mais, c'est connu, dans cette tragi-comédie qu'est la vie, souvent le dehors est le dedans. Et Zengra va se donner à cœur joie en nous racontant la petite, minable et fabuleuse histoire de chaque habitant de l'immeuble. Des histoires ancrées dans “L'Ici et Maintenant” dont le théâtre ne peut se passer. Des rires provoqués par les gestes ou paroles de tel ou tel personnage, et ils sont très nombreux, on aboutira au fur et à mesure à l'implosion de la stature de géant de Zengra 20, cette masse charnelle dotée d'une force inébranlable à la silhouette frêle hachée, écrasée, torturée, méprisée, occultée de Am Sassi, un pauvre gars ramené par l'exode rurale, rêvant comme tout un chacun d'améliorer sa vie et se retrouvant coincé pour l'éternité entre le béton et les klaxons. La décomposition et la lente mise à mort du géant est sublime. La métamorphose donne la chair de poule. Am Sassi n'est pas ce rustre gueulant des ordres à longueur de temps avec ce regard désabusé et railleur sur les morts – vivants qui l'entourent. Non… avec l'intrusion d'un vieil homme coincé dans son fauteuil roulant avec qui il parle et joue aux cartes, ce vieil homme qui ne bouge pas, qui ne parle pas et qui malgré ou à cause de cet handicap, donne à Zengra pour la première fois, un visage humain on découvre que c'est la mort qui donne la vie. La mort du géant Zengra va donner naissance à un pauvre citoyen perdu dans les dédales des temps modernes et qui ne réclame qu'une seule chose, être reconnu comme citoyen tunisien. On rit et on pleure dans cette aventure produite par “Alkaz'art plus” d'après un texte et une mise-en-scène de Moez Toumi. Ce n'est pas un one man show. C'est une pièce de théâtre avec toutes les constitutions basiques de cet art, orchestrée de main de maître par un Riadh Nehdi superbement mûri, un Nehdi en or qu'on adore. On n'a pas d'autre choix.