La plus belle originalité du dernier ouvrage d'Ahmed Hosny, universitaire tunisien, professeur de littérature française, réside peut-être dans son évidente ambition de dévoiler une autre facette de l'œuvre de Céline, auteur maudit de la première moitié du XXème siècle dont le nom évoque, suite sans doute aux menées d'après-guerre le visant et qui ne reposaient guère sur des considérations littéraires, plus de clichés et d'idées reçues que d'images enrichissantes sur l'un des génies de la littérature française contemporaine. Les lecteurs tunisiens eux-mêmes ont longtemps subi l'influence d'une certaine critique qui désavouait l'auteur du Voyage au bout de la nuit au nom de critères délibérément réducteurs. Fort heureusement, l'œuvre de Céline est depuis quelques décennies débarrassée des anathèmes qui pesaient sur son auteur et désormais ouverte à d'autres lectures beaucoup moins inquisitrices. Celle que nous propose Ahmed Hosni s'inscrit justement dans la même entreprise de réhabilitation et de redécouverte. L'errance et l'apprentissage de la littérature Il y revient ainsi sur un épisode important de l'expérience militaire de Céline, son séjour en terre africaine, pour montrer à quel point ce bref passage par le continent noir a marqué non seulement Louis Destouches le médecin mobilisé, mais surtout le romancier subversif et novateur que fut l'auteur de Mort à crédit. En s'appuyant sur divers écrits de Céline (correspondance officielle ou intime, poèmes personnels et notes de voyage), Ahmed Hosni multiplie les indices sur la part considérable que prend cette littérature marginale dans la genèse de la fiction célinienne et dans sa création littéraire. En d'autres termes, l'apprentissage de la littérature doit beaucoup chez Céline à l'épisode africain de sa carrière militaire et médicale. « Le voyage en Afrique, écrit Hosni, est donc une quête du récit et une genèse de l'écriture célinienne. » Le projet romanesque s'élaborait déjà à travers les écrits du militaire sur qui pesaient la solitude, le climat équatorial étouffant, la guerre et son lot de douleurs et de désillusions, et surtout d'étranges et pressantes envies meurtrières et suicidaires. Vécue et décrite comme une sorte de descente aux enfers, l'expérience africaine de Céline n'en est pas moins une première esquisse de cette écriture du délire que les futurs romans de l'écrivain, en particulier le Voyage, déploieront à satiété. Initiation littéraire donc à partir d'une matière autobiographique certes mais propre à générer des récits sur l'aventure humaine et sur les travers de notre espèce tout entière. Le voyage en Afrique offrit également à Céline l'occasion de lire et de relire ses auteurs favoris, au rang desquels figurent Socrate, Pascal, Voltaire, Jules Renard, Musset et Bergson. Comment, au milieu de ces créateurs glorieux, ne pas penser à sublimer à son tour le vécu quotidien en littérature universelle ? Pour Ahmed Hosni, il n'y a pas l'ombre d'un doute là-dessus : le séjour africain de Céline fut une première école de littérature pour celui-ci. Le style nouveau auquel donna naissance l'auteur de Bagatelles pour un massacre et des Beaux draps ainsi que sa vision tragi-comique du monde sont nés entre autres de ce contact- éphémère mais combien instructif sur les hommes et leurs noirceurs- avec le continent africain. L'ouvrage et son auteur L'ouvrage de Hosni se présente en trois grandes parties : la première étudie les données biographiques relatives à l'expérience africaine de Céline et suit l'évolution du désir d'écrire chez ce dernier. Dans la deuxième partie, intitulée Divagations dans un paysage, l'auteur s'intéresse à la transposition littéraire des souvenirs africains, notamment dans Voyage au bout de la nuit. La dernière partie du livre est consacrée à la constitution, à partir des mêmes réminiscences, de cette écriture du rire et du délire (ou plutôt de cette écriture du délire rieur) propre à Céline. Ahmed Hosni enseigne actuellement à l'Institut des Sciences Humaines et Sociales de Tunis. Il a également exercé en France pendant plus de 20 ans et anime en Grèce un atelier de littérature. Ahmed Hosni a soutenu deux thèses en littérature (sur Saint-Exupéry) et en philosophie (sur l'Etat et le pouvoir). Parmi ses autres ouvrages, on citera Madame Bovary, une femme mal mariée, La Vision nietzschéenne du monde (1999), Méthodologie de l'explication de texte (2000), L'Héroïsme d'Angelo dans le cycle du Hussard (2007). Il termine en ce moment une nouvelle littéraire, un exercice de style en fait, d'où est bannie la lettre O ! Badreddine BEN HENDA
* Ahmed Hosny, Du médecin Louis Destouches au romancier Céline, Chronique poétique africaine de Céline, Editions Amalthée, Nantes, 2009, prix public : 32 dinars (18,50 euros)