Il aimait à s'appeler « Lune », Lune fracassée contre les murailles de la nuit. Il était d'un pays où il pleuvait continuellement, où les rivières succédaient aux rivières et pourtant il n'arrivait jamais à se désaltérer. Une soif d'enfer le torturait sans arrêt… à tel point qu'elle le poussa, un jour, à boire de l'Eau de Cologne avariée au lieu de l'utiliser à se parfumer. Quand il en avait marre de s'appeler « Lune », il choisissait un autre prénom : « Fatigue », « Ereintement », « Lassitude »… un de ces mots qu'il puisait dans les germes des révolutions ratées ou dans le sourire d'une blessure. Il hibernait des longues années durant, prisonnier de son linceul et il était plus triste que sa tristesse, plus triste que sa mort, plus triste que ses blessures, plus triste que ses silences. Son enfance, il l'a passée à chercher tous les trésors qu'il avait perdus : les charrettes des moissonneurs alors que l'aurore s'ouvrait au monde, la chaleur enfumée des Kanouns, les robes ruisselantes de rosée des paysannes. Il se cherchait lui-même par ces cieux de sel gemme comme les larmes et revoyait ses voitures de pierre, ses pièges à oiseaux, les poupées de sa sœur qu'il subtilisait pour des jeux secrètement rusés. Il revoyait sa mère posant un baiser – papillon sur son front et quand, au détour d'un regard, il apercevait ses paumes crevassées, sa vie toute entière fondait comme cire au soleil. Il habitait une petite chambre ténébreuse et chaque matin, il la quittait heureux comme un saoulard qui vient de tuer sa femme. Une fois que les transes du crime se sont calmées, il prenait conscience de la gravité de son acte et éclatait, alors, en sanglots lourds et irrémédiables. Il pleurait chaque fois que sa maman lui faisait prendre son rudimentaire bain hebdomadaire, que les colombes couvaient leurs petits à la cime des arbres, qu'elles s'en volaient au loin et qu'il ne trouvait pas d'ailes pour les rejoindre, que l'eau de la pluie, s'immisçait à travers les fentes du plafond et que sa sœur tirait la vieille couverture à elle, quand la nuit devenait folle et qu'il imaginait que l'amandier était un ogre et les feuilles du figuier des filles échappées du Paradis. Il avait une mère et un père et il pleurait. Il avait des cousines et des cousins et il pleurait. Et puis un jour, la plus terrible des tragédies l'a atteint. Les aiguilles de l'horloge ont tourné de travers et il s'est trouvé dans l'incapacité de pleurer. Ils l'ont tous trahi, l'aube, les paysannes, les anges, les colombes, les pièges à oiseaux, le vielle couverture, les amandiers, les figuiers et même… les larmes. Il devint, alors, comme l'air sans étoile, ni maison au ciel, empreintes de ses pas. Il était comme l'air à couvrir la nudité par les vêtements de sa nudité et souvent il demandait à son créateur : ô Dieu, pourquoi as-tu créé les poètes en oiseaux qui ne volent pas ? Ayant désespéré des poètes et des oiseaux, il se lia d'amitié avec un chat surnommé « Brando » et ils rodaient des nuits entières à travers les ruelles du centre-ville. « Brando, pauvre chat vagabond Poursuivi par les ivrognes de fin de nuit, Le froid t'attend sous chaque mur Viens dans mes bras, mon ami, Je suis comme toi Les ruelles et les trottoirs lynchent ma vieille carcasse Aucun pays n'est assez grand pour mes pas Je suis sans amour Sans maison Sans feu pour me rechauffer Brando Mon pauvre ami Viens dans mes bras Je suis comme toi ». Puis le temps est passé comme une brûlure… Il n'avait pas d'autre choix que passer, le pauvre ! Et puis ce qui devait arriver arriva. Un jour quelqu'un s'est fait annoncer à sa porte. C'était le premier cheveu blanc. S'il savait qui était ce visiteur, il aurait fermé la porte devant lui et il lui aurait demandé de revenir dans une dizaine d'années parce que sa tête n'était pas avec lui. Elle était partie de l'autre côté de la forêt à épier la sagesse des arbres. Alors premier cheveu blanc reviens dans dix ans. Je ne sais pas depuis combien d'années Ridha Jellili a-t-il quitté le seuil de la Maison de la culture ibn Khaldoun, son cartable bleu en plastique, Brando son ami le chat et cette étoile du petit matin qui lui ressemblait et à qui il conseillait de s'éteindre et de s'endormir car cela ne sert à rien d'illuminer l'univers et d'attendre puisque celle qu'il aimait ne venait pas cette nuit. Personne ne se souvient de Ridha, ce poète qui sololiquait dans un nuage miné par la soif.