De notre correspondant permanent à Paris : Khalil KHALSI - Les derniers mois de la vie de Léon Tolstoï, achevés dans une gare de train au fond de la campagne russe. Michael Hoffman nous livre une merveilleuse histoire d'amour et de guerre que le plus célèbre écrivain et philosophe russe s'est préservé d'écrire. «The Last Station», ou le dernier arrêt. Tel est le titre de la version anglaise – également du roman biographique dont le film est inspiré, écrit par Jary Parini –, en allusion à la gare de train où Léon Tolstoï a exhalé son dernier souffle. À l'origine de cette fin, aussi fameuse que le personnage, il y a l'histoire d'une fuite du domicile familial, celle d'une mésentente avec une femme aussi passionnée que possessive, celle d'un testament qui prend racine dans l'idéologie de l'écrivain. Mais cette idéologie-là semble dépasser le grand homme qui l'a conçue, à en croire les péripéties telles qu'elles sont vues par le jeune tolstoïen Valentin Bulgakov (l'acteur britannique James McAvoy, déjà vu dans « Le dernier roi d'Ecosse » et « Reviens-moi ») qui, à vingt-trois ans, est recruté pour être le secrétaire de son idole (le grand Christopher Plummer). Dans un paysage pittoresque, là où est installée la résidence des Tolstoï, entourée de moujiks – comme lesquels s'habille le demi-dieu écrivain, bien que menant une vie d'aristocrate –, le naïf Valentin s'immerge dans le quotidien de l'auteur d'« Anna Karénine », au cœur de ses problèmes avec son épouse la comtesse Sofya (l'aussi grande et royale Helen Mirren) – qui, de seize ans sa cadette, lui a donné treize enfants et a copié six fois « Guerre & Paix». Parce que, si Bulgakov est jeté dans l'intimité du couple « légendaire », c'est pour retranscrire, à l'attention de Chertkov (Paul Giamatti) – le plus dévoué de la tribu des Tolstoïens – chaque comportement de la comtesse, principal obstacle au projet idéaliste du clan : faire signer à l'écrivain moraliste un nouveau testament où il lèguerait ses droits d'auteur au peuple russe, menaçant ainsi l'héritage de sa descendance. La guerre de l'amour Entre l'amour de l'humanité et celui de ses proches, le combat est dur. Parce que c'est bien une histoire, non pas d'amour, mais de l'amour, légitime ou pas, vrai ou mensonger, que Michael Hoffman (« Songe d'une nuit d'été ») nous propose de suivre à travers le regard de Bulgakov. Ce dernier, se conformant aux lois tolstoïennes comme il pratiquerait une religion (l'écrivain, d'ailleurs, est vu par l'un de ses disciples comme un prophète), rêve d'un amour platonicien, jusqu'à ce qu'il succombe au charme de Masha – tolstoïenne, elle aussi, mais quelque peu rebelle. Car ce messager d'une nouvelle religion humaniste, aussi parfaite soit sa parole, mène une vie aux antipodes de ce qu'il dit. Abhorrant les relations sexuelles, il ne peut s'empêcher de répondre aux appels désespérément amoureux de son épouse, comme un adolescent. Car là est le combat entre idéalisme et réalité. Dans cette confrontation réside toute la force du scénario qui fonctionne par dualités : Léon Vs Sofya, Sofya Vs Chertkov, Valentin Vs Masha. Et, également, Léon Vs Léon. C'est le Tolstoï idéalisé – n'est-ce pas lui, finalement, qui s'est forgé sa propre image de nouveau Christ où il se complaît ? – contre le Tolstoï réel. Ils sont tous dans l'exubérance, et c'est ce qui rend le choix difficile à faire. La cause de Tolstoï – davantage portée par ses disciples, dont sa propre fille (Anne-Marie Duff, vue récemment dans « Nowhere Boy » et épouse de James McAvoy) – est tellement noble qu'elle met en danger la survie de sa famille. Le combat de la comtesse est outrageusement légitime, à un tel point qu'elle en paraît égoïste. Le fait que chaque personnage soit fidèle à sa « caricature » rend les premières scènes comiques et légères, jusqu'à ce que la drôlerie cède au tragique et que les actes et leurs conséquences deviennent irréversibles. Car Tolstoï, fuyant, prend le train, et ce sera le dernier. Ce film est aussi, et surtout, un hommage à la fidélité de la comtesse qui, pendant quarante-huit ans, se sera montrée dévouée à l'un des plus éminents de la race des écrivains – ne sont-ils pas connus pour être invivables ? Helen Mirren, dotée de la grâce russe de ses origines, excelle d'ailleurs dans cette aisance que lui permet son immense talent, marquant plusieurs moments du film avec son jeu magistralement théâtral – à l'image de celui de son personnage, qui, selon Léon, n'aurait pas besoin d'un mari mais d'un chœur grec. Elle ne fait cependant aucune ombre, ni à Christopher Plummer, imposant dans sa barbe blanche où s'emmêlent ses pensées, ni à James McAvoy au jeu toujours aussi authentique. Ce trio, touchant et émouvant à souhait, mène merveilleusement la cadence du film, orchestré par Hoffman sans rythme particulier, et le sauvent d'une fin où pèse le pathos. Ils permettront que la petite production ne soit pas oubliée de sitôt (le film n'est programmé que dans dix salles en France). Les voyageurs de la Planète Tolstoï sont priés d'emprunter le dernier train… qui ne cesse de passer et de repasser.