Raouf KHALSI - [email protected] - "Trop peu et trop tard" : c'est ce que le peuple disait, hier, à Ben Ali. Le coup des 6 minutes de Bourguiba pour stopper la guerre du pain n'a pas pris. La liesse qui suivit son discours d'avant hier s'avère, donc encore une fois montée et mise en scène. La vindicte populaire, la revendication générale ont triomphé. La dormeuse que constituaient les promesses de départ du pouvoir en 2014, de baisse des prix des produits de base, de démocratie et de liberté d'expression n'a pas eu l'effet anesthésiant auquel se laissait habituellement aller un peuple qui n'a jamais vraiment eu le choix de ses idées, de ses idéaux et de ses dirigeants... Se confiant un jour à Béchir Ben Yahmed après les émeutes du 26 janvier 78, Bourguiba disait : "Je n'ai pas vu la vieillesse venir..." Mais il était le Combattant un peu trop Suprême pour s'avouer vaincu. Il n'a pas su partir à temps. Et s'il n'a pas vu venir la vieillesse, il n'a pas vu se former autour de lui une caste qui devait le maintenir artificiellement en vie parcequ'il y allait de ses privilèges... Mais en aucun cas, il ne méritait la captivité dans laquelle il termina sa vie. Oui ce fut un dictateur illuminé et terriblement cultivé. Mais il a vécu pauvre et est mort pauvre... La fortune ? Il n'y pensait pas, car il détestait l'argent et il ne ressentait pas le besoin d'argent : il était "président à vie". Mais c'est justement cette condamnation de l'histoire qui prédit au Premier ministre depuis cinq semaines de procéder à ce coup d'Etat blanc. Bourguiba était déposé au bout de trente et un ans de pouvoir. Mais (et cela la réecriture de l'histoire de ces dernières années s'en est chargée) on a oublié trente ans de lutte contre le colonialisme ! Ben Ali prenait le pouvoir le 7 Novembre 87. Le peuple tout entier était acquis à sa cause. Il était derrière lui et apprenait par cœur le manifeste du 7 Novembre dont deux phrases fondamentales : "Plus de présidence à vie"... "Pas d'abus de deniers public" ... Il promettait aussi une grande ouverture mais, déjà, et trop tôt, les faucons l'entouraient, l'assiegeaient même... La mouvance intégriste, matée avec férocité mirent effectivement la Tunisie à l'abri d'un dangereux basculement. Cela a fortement impressionné l'Europe qui fermait ainsi les yeux sur le reste : la gouvernance. Bonne sur le plan économique et social, il faut le reconnaître et nous l'avons toujours dit. Trop entâchée d'interdits sur le plan des droits et des libertés... Et là, nous devons aussi faire nous autres journalistes, notre mea culpa. Mais que faire lorsque les messages ne lui parviennent pas ? Que faire lorsque les congélateurs idéologiques au Palais autour de lui clochardisent les ministres, les faisant vivre dans l'équilibre de la terreur ? Que faire lorsqu'une femme omni-potente donne à ses frères et ses neveux un blanc seing "délapideur" ? Et du coup, c'est l'histoire qui commence à se répéter : Ben Ali est pris en otage, comme Bourguiba ; et comme Bourguiba, il était parti pour une présidence à vie ! Nous étions donc tous dans la simulation et l'imposture Et lorsqu'il affirme qu'il a été induit en erreur, il déculpe la rage des Tunisiens : un Etat policier, un policier pour dix habitants... Comment peut-il donc prétendre avoir été induit en erreur ! Et le Parti ? Cette super-structure, ce leviathan qui écrase tout : un parti de cadres et de milices, véritable rouleau compresseur broyant la vie politique ? Nous imaginons la réaction légitime de nos lecteurs : pourquoi ne dire cela que maintenant ? Non, les écrits sont là : nous y faisions allusion, mais nous positivions. Nous craignions et croyions finalement en cette histoire - réelle quand même mais exagérée - d'une connexion gaucho intégriste ! ... Jusqu'à ce que Mohamed Bouazizi qui n'est ni Poct ni intégrise ne s'immole par le feu... Oui on a sous-estimé le courage des Tunisiens. Et cette fois, il ne s'agit pas de pain, mais de libertés, de refus du pouvoir autocratique et du clientélisme. Et maintenant ? Bien d'analystes affirment qu'on se serait volontiers passé de cette farce de l'article 56. Or, cela ne change rien : le président Ben Ali est parti et s'il est encore constitutionnellement président (à l'heure où nous mettions sous presse), il est politiquement fini. En tous les cas , c'est la première fois dans le monde qu'un puissant Chef d'Etat est poussé à la sortie par les grondements de la rue... Or, ceux qui connaissent bien le Maghreb vous diront que Marocains, Algériens et Libyens craignent terriblement les embrasements en Tunisie. Et cela depuis le 9 Avril 1939. C'est toujours chez nous que se déclenche le feu. Il est aussi dans leur intérêt qu'il s'éteigne au plus tôt... Du mal naît le bien cependant. La Tunisie saura retrouver sa cohésion. Il n'ya qu'elle qui soit "Président, ou plutôt, Présidente à vie".