La situation tendue en Algérie et en Tunisie attire l'attention sur cette région, enjeu géopolitique et géostratégique fondamental pour l'Europe. C'est en effet du Maghreb qu'est issue la majorité des immigrés qui vivent en France, en Espagne ou en Italie, et qui entretiennent des liens forts avec leurs parents restés de l'autre côté de la Méditerranée. C'est aussi du Maghreb que sont originaires la plupart des groupes terroristes qui ont frappé l'Europe dans les années 1990 et 2000, transposant sur le terrain européen les actions menées dans leurs pays d'origine. Sur le plan économique, l'Union européenne (UE) satisfait une partie de ses besoins énergétiques en important des hydrocarbures d'Algérie et réalise une partie croissante de ses opérations industrielles en Tunisie et au Maroc. Ces pays constituent en outre une destination privilégiée pour les touristes européens - et de plus en plus pour les retraités - en quête de soleil et de services à prix "discount". Pour toutes ces raisons, on ne peut pas se désintéresser de ce qui se passe là-bas. Mais, pour comprendre les manifestations de colère et de désespoir de la jeunesse maghrébine, il est indispensable d'analyser les causes du chômage de masse et de la "mal-vie" qui touche la jeunesse de ces pays. La première de ces causes est démographique. Les pays du Maghreb ont en effet accompli dès les années 1980 leur transition démographique, avec une baisse drastique de la natalité. Le phénomène "islamiste" n'est que l'une des manifestations de ces crises qui bouleversent le système patriarcal traditionnel en vigueur bien avant l'arrivée de l'islam. L'essor démographique de ces pays avant l'achèvement de leur transition a généré une formidable croissance de la population des moins de 30 ans. Cette jeunesse urbanisée qui représente plus des deux tiers de la population a bénéficié d'une éducation qui la rend sensible aux réalités contemporaines et suscite un sentiment de frustration d'autant plus marqué.
Nouveaux contrats sociaux
L'exode rural massif qui a accompagné la transition démographique a en effet engendré un Lumpenproletariat urbain agglutiné dans des banlieues dortoirs. La généralisation de l'économie informelle, seule stratégie de survie en dehors de l'émigration, ne fait qu'accentuer l'exaspération des jeunes face aux phénomènes de corruption, de népotisme et de clientélisme, aggravés par une bureaucratie tatillonne et corrompue, et par des mesures comme le contrôle des changes en Algérie, qui empêche les entreprises locales de se développer. Mais ce n'est pas là une spécificité du Maghreb. Ce sont les conséquences d'un développement déséquilibré, fondé sur une base étroite - exploitation de la rente des hydrocarbures en Algérie, tourisme et immobilier en Tunisie et au Maroc -, qui montre ses limites. Il ne faut pas non plus négliger les obstacles externes aux stratégies de diversification mises en oeuvre par ces pays. La déréglementation des barrières tarifaires, dans le cadre des négociations d'adhésion à l'Organisation mondiale du commerce (OMC) et des accords d'association avec l'UE pèse sur le développement d'une industrie nationale peu compétitive face aux produits importés. Les règles de l'OMC limitent en effet les mesures de politique industrielle que ces pays pourraient mettre en place, contrairement à la situation dont ont bénéficié la Corée du Sud, Taïwan et Singapour dans les années 1970 et 1980, et la Chine jusqu'en 2001. Enfin, la dépendance à l'égard de l'UE, premier client et premier fournisseur de la zone, explique la forte sensibilité de ces pays vis-à-vis de la conjoncture mondiale. En l'absence de véritables instruments de soutien - le budget alloué à l'UE pour la Méditerranée étant ridicule par rapport aux aides structurelles attribuées aux pays d'Europe centrale et orientale (PECO) dans les années 1990 -, les difficultés économiques se traduisent par une explosion politique et sociale, dans des pays connaissant un statu quo sur le plan institutionnel. Il n'existe pas de remède miracle pour sortir d'une telle situation. Sur le plan politique, la solution ne peut venir que de l'intérieur, par l'élaboration de nouveaux contrats sociaux et l'achèvement de transitions politiques qui marquent la fin d'un cycle long amorcé avec les indépendances. En revanche, nous pouvons faciliter l'insertion de ces pays dans la mondialisation, en leur proposant un véritable contrat régional qui préserve leurs industries et stimule la création d'emplois. Il en va de l'intérêt de l'Europe, car la rive sud de la Méditerranée est un allié indispensable dans le cadre des grandes recompositions géopolitiques du XXIe siècle.