"L'Union européenne (UE) ne fait pas assez pour faciliter l'intégration des pays sud-méditerranéens. Elle leur demande une libéralisation tous azimuts, mais ferme ses frontières aux flux des migrants en provenance de ces pays", disent les Sud-méditerranéens. Ce à quoi les Européens répondent: "L'UE multiplie les initiatives, fait des offres et cherche à développer des synergies avec ses voisins. Mais que font ces derniers ? Savent-ils au moins ce qu'ils veulent ? Qu'ont-ils à proposer en échange ?". Ce monologue à deux, pour ne pas dire ce dialogue de sourds, se poursuit depuis le lancement du processus Euromed en 1995.
L'UE fête cette année le 50ème anniversaire de sa création. Cette construction régionale sans équivalent dans le monde participe d'une vision stratégique de l'Europe qui cherche à peser davantage sur les affaires du monde. Construction inachevée, ses frontières sont cependant constamment élargies. Mais cet élargissement - qui lui a permis de passer d'un ensemble de 6 Etats, à sa création, à 27, aujourd'hui, n'est pas indéfini. Il est limité par la géographie et l'histoire, mais aussi par la culture et la religion, disent ceux qui, en son sein, s'opposent à l'adhésion de la Turquie musulmane à cet ensemble qu'ils considèrent comme fondamentalement chrétien, judéo-chrétien ou, en tout cas, occidental. Si, en un demi-siècle, l'UE a pu absorber ses voisins de l'Europe centrale et de l'Est, surtout après la chute du communisme et l'effritement du bloc soviétique, elle ne semble pas pressée d'étendre ses frontières jusqu'au sud de la Méditerranée. C'est d'ailleurs pour fermer la porte à d'éventuelles demandes adhésions émanant de pays sud-méditerranéens que l'UE a proposé à ces derniers, en 1995, à Barcelone, un partenariat privilégié dont l'objectif est de créer une zone de libre échange euro-méditerranéenne à l'orée de 2012. Le processus Euromed, ainsi enclenché, a permis de mettre en place un forum utile de dialogue régional, de finaliser des accords de libre échange entre l'Europe et divers pays sud-méditerranéens et d'intensifier la coopération interrégionale dans des domaines comme l'énergie, le transport ou la lutte antiterroriste. Il a cependant achoppé à de nombreux obstacles, notamment l'absence de règlement du conflit israélo-palestinien et la lenteur des réformes dans les pays du sud. Résultat: il n'a pas tenu sa promesse d'accélérer le développement des pays du Sud. En témoignent la faiblesse des IDE européens dans la région sud-méditerranéenne et la persistance de taux de chômage élevés, notamment au Maroc et en Tunisie, les deux pays de la région qui ont le plus profité de ce partenariat, en termes d'apports techniques et financiers.
C'est aux Maghrébins de définir ce qu'ils attendent de l'Europe Face à l'échec de ce processus, l'UE a fait, dès 2004, à ses voisins du Sud, une nouvelle "offre" appelée la "politique européenne de voisinage" (PEV). Dans la langue de bois de Bruxelles, la PEV constitue "un degré élevé d'intégration économique, notamment à travers une intégration progressive au marché intérieur [européen], ainsi qu'un approfondissement de la coopération politique". La PEV cherche donc à aller au-delà des échanges commerciaux, notamment en participant à l'amélioration du climat des affaires, des systèmes judiciaires et de règlement des différends commerciaux. Elle vise aussi à intensifier les échanges techniques, à mettre à place une nouvelle génération de négociations (sur les services et l'agriculture) et à développer la coopération, multilatérale et bilatérale, dans les domaines politique (promotion de la démocratie, des libertés, des droits de l'homme, égalité entre les sexes...), économique et financière, ainsi qu'en matière de migration, de mobilité des personnes et de sécurité. Depuis son lancement par l'ancien président de la Commission européenne Romano Prodi, la PEV n'a cessé d'alimenter les débats au Nord et au Sud de la Méditerranée. Le dernier débat en date a été organisé par l'Université Tunis El Manar, la Faculté des sciences économiques et de gestion (FSEG) de Tunis et le laboratoire "Prospective, stratégie et développement durable" (PS2D), avec le soutien de la Délégation Européenne et de la Fondation allemande Hanns Seidel à Tunis, les 1er et 2 juin dans un hôtel de Hammamet. Ce conclave essentiellement académique a permis à une centaine de chercheurs européens, essentiellement français, mais aussi sud-méditerranéens, notamment tunisiens, algériens, marocains et égyptiens, de confronter leurs recherches sur la question. Dans sa présentation des travaux du colloque, Mohamed Haddar, directeur du laboratoire PS2D, a essayé de définir le contenu et la méthode de la PEV. Selon lui, celle-ci ne participe d'aucune logique d'adhésion. Elle ne prévoit pas d'institutions communes, mais une simple relation privilégiée entre l'UE et ses voisins, qui vise à préserver la stabilité et la sécurité en Méditerranée et au Moyen-Orient, donc, à sécuriser les flancs Sud et Est de l'Europe. A terme, l'UE propose à ses partenaires sud-méditerranéens l'édification d'une zone de paix et de prospérité partagée. Autre précision apportée par le chercheur: la PEV est une "offre" de l'UE à ses voisins. Libre à chacun de l'accepter ou de la rejeter et, en cas d'acceptation, d'en déterminer les contenus et de l'adapter à ses priorités. Au Maghreb, la PEV ne peut donc se décliner de la même manière, s'agissant du Maroc et de la Tunisie, pays aux économies pré-émergentes ayant surtout besoin d'une zone de libre échange avec l'UE, ou de l'Algérie et de la Libye, dont les économies sont portées par les exportations d'hydrocarbures, ou encore de la Mauritanie, qui va bientôt commencer à exploiter ses richesses pétrolières découvertes récemment. "L'Europe a dressé un inventaire de ce qu'elle attend de nous. C'est à nous, Maghrébins, de définir ce que nous attendons de l'Europe", a dit M. Haddar, avant d'appeler les pays maghrébins à "anticiper l'avenir et à le construire avec l'économie, la technologie et le savoir des hommes". Giacomo Durazzo, chargé d'affaires a.i. à la Délégation de la Commission européenne en Tunisie a souligné, pour sa part, l'"approche pragmatique" de la PEV, qui consiste à identifier conjointement, à travers le plan d'action avec chaque partenaire, les domaines spécifiques présentant le plus grand intérêt d'une coopération renforcée. M. Durazzo a évoqué ensuite la relation privilégiée qui lie la Tunisie à l'UE. "Le partenariat économique et commercial, très avancé avec la Tunisie (libéralisation des échanges de marchandises en 2008), peut désormais passer à la prochaine étape, plus ambitieuse, d'une réelle et profonde intégration économique et sectorielle avec l'UE, en vue de soutenir l'objectif du saut quantitatif et qualitatif (en termes d'emplois) que la Tunisie s'est fixé pour son XIe plan [de développement]". En effet, a-t-il ajouté, "l'élargissement et l'approfondissement de l'accord de libre échange (aux services et produits agricoles), ainsi qu'un rapprochement institutionnel, législatif et réglementaire accru dans les domaines pertinents pour la Tunisie, peuvent y contribuer, en vue d'un accès au marché intérieur communautaire". Premier pays à avoir conclu, en 1996, un accord d'association avec l'UE portant création d'une ZLE en 2008, et premier pays à avoir adopté, avec cette même UE, en juillet 2005, un "Plan d'action voisinage" dans le cadre de la PEV, la Tunisie est sans doute l'un des pays les mieux placés, au sud de la Méditerranée, pour renforcer sa coopération avec cet important ensemble régional.
Discussions et promesses, mais peu de résultats M. Lazhar Bououni, ministre de l'Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, qui a ouvert les travaux du colloque, a souligné la volonté de son pays d'aller le plus loin possible dans sa coopération avec l'UE, qui demeure son principal partenaire commercial. "L'Europe, qui a intérêt à voir ses voisins du sud accéder à des paliers supérieurs de prospérité et de développement, doit veiller au succès de la PEV", a dit le ministre. Evoquant ensuite le problème de la mobilité et de la migration, M. Bououni a fait remarquer que le processus euro-méditerranéen n'a pas permis d'améliorer les conditions de déplacement dans l'UE des citoyens du sud-méditerranéen. Or, a-t-il ajouté, "la Tunisie croit très fort à la dynamique de mobilité des hommes. C'est du décloisonnement que dépendra l'avenir de notre région". Lahcen Oulhaj, doyen de la faculté de Rabat-Agdal, s'est proposé de répondre à cette question: "Notre globalisation passe-t-elle nécessairement par notre partenariat avec l'UE ?" L'étude de l'évolution des échanges extérieurs du Maroc montre que la part de la France et de la CEE dans le commerce extérieur du Maroc a considérablement reculé au cours des 40 dernières années au profit d'autres partenaires. En revanche, les entrées de touristes européens et les envois des travailleurs marocains résidant en Europe ont augmenté au cours de la même période. Conclusion du chercheur: dans le partenariat entre l'UE et ses voisins du Sud, les dimensions politique et sécuritaire ont pris le pas sur celles économiques. Le Maroc a-t-il donc encore besoin de l'UE ? Réponse de M. Oulhaj: "Si en 1966, le Maroc regardait vers l'Europe, c'était pour des raisons historiques évidentes. Aujourd'hui, le Maroc peut se passer de l'Europe et regarder ailleurs, surtout sur le plan économique." Mohamed Bahloul, Directeur de l'IDRH (Alger), s'est montré encore plus réservé sur l'avenir du partenariat entre l'Algérie et l'UE. Son pays, qui a signé très tardivement un accord d'association avec l'UE, ne semble pas pressé d'élaborer un plan d'action dans le cadre de la PEV. "La tendance est au pessimisme. Les discussions et les promesses se multiplient sans grands résultats. C'est une initiative généreuse, mais qui manque de visibilité, car elle ne trouve pas de réalisation autour de projets phares", a-t-il expliqué. Le projet d'Union méditerranéenne lancé par le nouveau président français Nicolas Sarkozy serait, selon lui, l'aveu de l'échec des projets précédents, notamment le processus Euromed. Un échec que traduit la persistance, au sud de la Méditerranée, des guerres civiles, du terrorisme, du chômage et de système politiques autoritaires. Que faire alors pour rapprocher les deux rives autour d'un projet commun ? Réponse du chercheur: "L'UE doit rompre avec son égoïsme méthodologique qui se fonde sur la peur et les méfiances, en agitant constamment les spectres de l'immigration et du terrorisme". De même, ajoute-t-il, "l'intégration par la seule logique des échanges commerciaux ne peut pas réussir." Seul un renversement méthodologique, c'est-à-dire la recherche d'une convergence entre les peuples, les cultures et les valeurs, pourrait, selon lui, renverser la tendance.
Leçons de l'échec de Barcelone Ce sentiment d'échec est partagé par des chercheurs européens. C'est le cas de Jean-Yves Moisseron, directeur de l'IRD (Egypte), qui a souligné la lenteur de ce processus. "En 2004, au terme de neuf ans de négociations, l'Egypte s'est décidée enfin à signer un accord d'association avec l'UE. Aussitôt, on est venu lui dire de passer la PEV", a-t-il expliqué, avant de mettre l'accent sur les échecs de Barcelone. "Le processus Euromed n'a pas permis aux économies du Sud de rattraper celles du Nord. C'était pourtant l'un de ses objectifs annoncés. Entre les deux régions, l'écart reste donc énorme. Seule la Tunisie a pu améliorer légèrement sa situation", a précisé M. Moisseron. Par ailleurs, les taux de croissance des importations n'ont augmenté, après 1995, que pour le Maroc. En ce qui concerne les exportations, les taux n'ont augmenté, durant la même période que pour le Maroc et l'Algérie. La baisse des droits de douanes s'est accrue à un rythme plus élevé avant Barcelone qu'après. C'est comme si ce processus n'a pas beaucoup contribué à la mondialisation des économies maghrébines. Sur un autre plan, la part de l'UE dans l'aide totale des pays européens a baissé après Barcelone à cause du manque de cohérence des politiques d'aide multilatérale et bilatérale. L'Egypte, par exemple, n'a reçu que 36% de l'aide que l'UE lui réservait. "Pour ce pays, l'aide européenne est constituée d'un tiers de réalité et de deux tiers de virtualité", a ironisé le chercheur français, qui a cité, à titre de comparaison, le montant de l'aide américaine au Caire estimée à plus de 2 milliards de dollars par an. De cet échec, M. Moisseron a tiré les quatre leçons suivantes dont les décideurs au nord et au sud de la Méditerranée devraient méditer avant de se lancer dans leurs plans d'action PEV: 1- un processus d'intégration asymétrique ne peut se réaliser sans une volonté politique forte des deux côtés ; 2- ce processus provoque nécessairement des chocs et exige des réajustements. Il y a donc un prix à payer (récession transitionnelle, mouvements sociaux...). Ce qui exige un consensus de la population ; 3- ce consensus ne peut s'obtenir que dans un cadre démocratique : liberté de presse et d'organisation politique et débat pluriel ; 4- la réussite du processus dépend aussi des importants flux financiers qui pourraient être apportées, qu'ils soient budgétaires ou via les investissements directs étrangers (IDE). Or, dans sa forme actuelle, la PEV ne répond nullement à ces exigences. Les plans d'action sont copiés les uns sur les autres. Ils sont presque identiques pour chaque pays. Il ne s'agit donc pas de processus négocié et adapté. Ces plans d'action sont de simples déclarations d'intention: il ne sont assortis de calendriers, d'engagements financiers, d'indicateurs de résultats... Conséquence: ils risquent fort de rester lettre morte. Et l'on se retrouverait alors dans une dizaine d'années pour faire le même constat d'échec.