Un policier, chargé de filer un libre penseur, finit –le temps aidant- par le prendre en sympathie. Le libre-penseur, de son côté, fort avenant se comporta magistralement en présence de son suiveur. Quelques années plus tard, l'inévitable arriva ; ils se découvrirent amis. Le libre-penseur, n'ayant ni femme ni enfants, se retrouva avec le policier comme seul compagnon et ce dernier étant mis à la retraite eut peur du vide et continua de suivre le libre-penseur comme s'il était encore en fonction. Un soir, après un repas un peu trop arrosé pour des hommes de leur âge, le policier n'en pouvant plus éclata : -Dites donc, M. le libre-penseur ! Vous êtes une véritable énigme… Pour ne pas dire une énorme calamité. En effet, je vous ai suivi toute une vie. J'ai écrit des centaines de rapports vous concernant à mes supérieurs ceux-ci ne comprenant rien à cette littérature à laquelle, moi-même comme auteur, ne comprenais rien, se contentaient de hocher la tète et de grommeler hum !hum !! Après chaque lecture, oubliant toutes idées de promotion professionnelle pour moi. Et me voila à la fin de mes jours avec vous pour seul compagnon. Mais c'est atroce. J'aurais mieux fait de suivre des fous. - Il ne fallait pas me suivre, se contenta de remarquer le libre-penseur. L'ancien policier le regarda, alors, comme s'il le découvrait pour la première fois, lui sauta au cou et l'embrassa sur le front. -Merci ! Merci de l'avoir enfin prononcé ! Mais pourquoi avoir tant attendu. Je n'aurais pas gâché toutes ces années à vous suivre. Et le policier rassuré fit ses adieux au libre-penseur étant certain qu'il était décidé à ne plus jamais le revoir. Le lendemain, il étira toute sa matinée à savourer le fait qu'il était définitivement désintoxiqué de ce virus mortel nommé “libre-penseur“. L'après midi, le doute le reprit et avant la tombée du soir, il était assis à l'habituelle table à attendre…son ami. A la fin du repas, le policier avoua au libre penseur qu'il était revenu le voir uniquement pour comprendre pourquoi celui-ci n'avait prononcé ces mots magiques “il ne fallait pas me suivre !“ qu'hier soir et qu'une fois rassuré par sa réponse il le quittera pour de bon. -1. La réponse est très simple, répondit le libre-penseur. Hier, c'était mon premier jour de retraite. -1. Quelle retraite, dit le policier ? Vous n'avez jamais travaillé puisque vous êtes libre-penseur. -1. Je suis l'inspecteur Holch, répondit le libre-penseur. Je n'ai jamais été libre-penseur. Le libre-penseur c'est vous ! Le doute ébranla, encore une fois, les circuits de l'ancien policier et nouveau libre-penseur. Mais il se reprit rapidement et raisonna comme suit : -1. Bon, allons, si je ne suis pas policier, je ne suis plus obligé de vous suivre. Voilà donc, une raison-choc pour ne plus vous fréquenter. Il refit ses adieux à son compagnon et s'en alla, convaincu que, cette fois-ci, il n'allait plus le revoir. Passées la nuit et la journée, il fut pris de nostalgie pour son vieux compagnon. Mais il ne pouvait quand même pas, sortir à sa recherche maintenant qu'il était libre-penseur et non policier. Ce serait pour le moins indécent ! Mais c'était plus fort que lui : il avait envie de revoir son ami, d'être en sa compagnie. Avant que le soir ne tombe, les derniers remparts de sa résistance s'effritèrent et il décida de sortir le rejoindre malgré la bizarrerie de la situation. Un libre-penseur allant à la rencontre d'un policier chargé de le surveiller. Ce n'était pas très ordinaire mais tant pis. Il ne tenait plus. Il entra donc dans la salle de bain pour une petite toilette de sortie et là, quelle ne fut sa surprise quand il découvrit dans sa baignoire…son ami le policier qui lui fit remarquer avec flegme que maintenant qu'il était à la retraite, il pouvait enfin le voir pour le plaisir et non pour des raisons professionnelles. -1. Mais votre comportement n'est pas digne d'un officier de police en retraite, remarqua le maître des lieux. Seul un libre-penseur se conduirait d'une manière aussi cavalière. -1. En effet, répondit le baigneur. Après mûre réflexion, je ne suis peut-être pas policier mais libre-penseur. -1. Dans ce cas, je suis policier et, je vais vous demander comment oseriez-vous, monsieur libre-penseur, prendre autant de liberté avec ma baignoire ? Ils continuèrent à se chamailler “qui est policier ? qui est libre-penseur ? sur le chemin qui les mena à leur table habituelle. Ils continuèrent à se chamailler encore pendant quelques saisons avant d'arriver à la conclusion suivante : on ne pourrait demander à un policier (même à la retraite) d'arrêter d'être policier ni à un libre-penseur d'arrêter de penser librement. Ils se prenaient tantôt pour l'un, tantôt pour l'autre, glissant d'un personnage à l'autre au fil des jours, pour finir par ne plus faire attention à leur différence et oublier eux-mêmes, réellement, qui était le policier et qui était, à l'origine, “libre-penseur“. On dit que vers la fin, à force d'être tantôt l'un, tantôt l'autre, ils finirent par se ressembler tellement qu'on prenait aisément chacun des deux, ou pour l'un ou pour l'autre et qu'ils se payèrent le luxe d'une très belle sortie en quittant ce bas monde assis face à face à leur table habituelle après un fastidieux repas. Ne pouvant différencier l'un de l'autre, on décida de les enterrer dans la même tombe. La stèle unique porte cette inscription. “Ci-gît le policier libre-penseur“.