Cette expression, hautement et exclusivement humaine qu'est l'art, est d'une gravité et d'une complexité extrême. La valeur artistique d'une œuvre aurait-elle pour échelle de valeur l'unique rentabilité ? Que ferait-on alors de tous ces maudits qui n'ont jamais gagné un sou de leur vivant et dont les œuvres se vendent aujourd'hui pour des millions de dollars ? D'un autre côté, penser qu'un artiste véritable se doit de crever dans la misère, serait d'un simplisme outrageant. Si certains ne peuvent concevoir l'art que dans la mesure où il rapporte et que, pour ce faire, il doit plaire à n'importe quel prix, il serait très dangereux de nous plier à cet état de choses et de tout sacrifier au diktat du public parce que c'est lui qui paye. Cette vision ne peut intéresser que les spéculateurs qui n'hésitent pas à imposer à l'artiste de quelle manière, pour qui et quoi produire. Je n'arrête pas d'entendre certains déclarer avec foi ou fatalisme : « Ce qui manque aujourd'hui à notre théâtre, ce sont des pièces qui nous font rire. Le public veut rire, a besoin de rire, alors offrons-lui de la poudre à faire ricaner. Idem pour la peinture où l'on ne demande pas le rire mais la reproduction pure et simple de l'image identitaire généralement folklorisée ». Une femme me demanda dernièrement le prix d'un tableau expressionniste que j'avais en ma possession. Je lui répondis : « Deux mille dinars ». Elle me répondit : « Il est beau. Moi je peux comprendre ce qu'il veut dire, mais les gens qui viennent chez moi ne comprendront pas. Il serait déplacé que j'accroche dans mon salon un tableau aussi compliqué ». Puis, montrant les illustrations qui ornaient le mur du salon où nous nous trouvions et où figuraient des scènes traditionnelles, des gens dans le désert, des femmes se prélassant dans un décor orientaliste, des paysages très « sidi- bouesques », elle me dit : « C'est ce qu'il me faut. Ces tableaux sont compris par tous les gens que je fréquente. Ces tableaux représentent notre vie. Ils sont nous ». Je souriais, les croûtes ne valant pas un sou au dernier des derniers des marchés de l'art, mais là où le bât blesse, c'est que cette charmante dame possède une baraque qui doit valoir des centaines de millions. Autant de millions pour la maison et dix sous pour la peinture. Un artiste –qui a légitimement le droit de vivre décemment et de gagner de l'argent- doit-il céder à cette demande et ne faire que des spectacles qui n'ont pour objet que de dérider un public avide de divertissement, et généralement au détriment du minimum décent de goût, d'esthétique et… d'humour, ou des toiles où ne figureront que des minarets, des marchands de jasmin, des femmes se maquillant au khôl avec le Boukornine à l'horizon ? L'art n'a-t-il aujourd'hui qu'une valeur bassement mercantile ? Aurait-il perdu définitivement ce qui a toujours fait que c'est justement lui qui reste quand tout s'en va et que les civilisations et les empires chutent ? L'Administration, qui s'échine à administrer « l'inadministrable », c'est-à-dire l'Art, est-elle habilitée à en choisir le devenir, l'itinéraire à suivre et les actants qui doivent y jouer les rôles de premier plan ? L'art est-il récupérable ? Un Etat peut-il créer un art sur commande ? C'est à toutes ces interrogations que nous devrions trouver réponse.