De notre correspondant permenent à Paris Khalil KHALSI - Dans un village isolé du reste du pays, du monde entier, chrétiens et musulmans cohabitent entre haine et amour, entre la vie et la mort. Nadine Labaki met en scène un nouveau conte oriental où le bonheur oscille comme une balle entre les mains de la tragédie. Second long-métrage de la réalisatrice du mondialement remarqué et remarquable « Caramel » (qui semblait participer du renouveau d'un cinéma arabe en phase avec la modernité, doté de ce qu'il faut d'exotisme, à l'image de nos nouvelles sociétés), « Et maintenant, on va où ? » fait lui aussi la part belle aux femmes, celles qui donnent la vie comme elles rendent à la terre, laissent à la mort les enfants arrachés de leurs ventres. Sur fond d'un sujet brûlant, qu'il est toujours aussi délicat d'évoquer — et, encore plus, de scénariser —, à savoir les conflits interreligieux au Liban, Nadine Labaki dresse un portrait doux-amer de ces mères, sœurs et épouses qui unissent leur force et leur foi, avec une raison qui doit souvent dépasser l'émotion et l'interdit, afin de protéger leurs hommes… d'eux-mêmes. Sur l'affiche, Nadine Labaki (également actrice dans son propre film), vêtue de noir, semble perdue dans une prairie écrasée de soleil. Comme les autres femmes du village, chrétiennes et musulmanes, elle porte le deuil interminable de ces hommes qu'elles vont, en masse, visiter au cimetière, avant de se séparer, les unes vers les croix et les autres vers les tombes musulmanes. Ainsi le ton est donné dès le début, quand les femmes endeuillées — tenant chacune, tout près du cœur, une photo de l'être perdu — entament une danse funèbre au rythme de la musique de Khaled Mouzannar (compositeur de la bande originale de « Caramel », époux de la réalisatrice dans la ville). La douceur et la vivacité des notes portent ce poids lourd du chagrin, de la profonde tragédie dans laquelle semblent vivre les personnages perpétuellement. Quelques pas de danse (qui, par ailleurs, pourraient être largement inspirés de la chorégraphie du « Thriller » de Michael Jackson) qui annoncent le genre hybride du film ; tragicomédie, plus tragique que comique, ou le contraire, entre le mélodrame et la comédie musicale… Comme l'humour, le chant et la danse sont censés participer de cette catharsis vers laquelle s'achemine le film, et il y a bien un aspect de tragédie grecque qui se joue dans ce village vivant en autarcie. Une guerre, celle qui a mangé les hommes, est terminée, et les villageois semblent vouloir maintenant se protéger des remous sanglants de l'extérieur. Le seul contact avec le dehors se fait par une vieille radio dans le café d'Amal (Nadine Labaki), et ensuite par la vieille télévision réparée de la vieille Yvonne, épouse du maire (le mokhtar), devant laquelle s'installent tous les villageois en soirée. Et les femmes préféreraient que leurs hommes et leurs enfants regardent le langoureux baiser d'Elizabeth Taylor plutôt que le JT… C'est que les dissensions commencent à refaire surface, alors les femmes mettent en place des stratégies pour détourner les yeux des hommes de la haine en eux. Du miracle religieux, où Yvonne simule une communion avec la Vierge aux larmes de sang (prise au sérieux aussi bien par les chrétiens que par les musulmans), au miracle hormonal quand une troupe de danseuses de cabaret ukrainiennes, soi-disant perdues, sont logées dans les maisons. Des moments de pur bonheur où prime le comique de situation, ainsi que l'humour libanais dans sa virtuosité. Des pics d'exaltation qui percent la toile du drame sous-tendant le scénario, et qu'une balle perdue va remettre à vif… Un conte oriental Ecrit comme un conte, le scénario de Nadine Labaki, Jihad Hojeily et Rodney El Haddad se devait de trouver un certain ton, pas trop lourd ni trop léger, pour aborder la question des conflits religieux. S'il semble tout conçu pour un public occidental (nécessairement, le long-métrage étant produit par Anne-Dominique Toussaint), d'où la vulgarisation des frictions (dans le village, l'église et la mosquée sont côte à côte, mais ce n'est pas pour autant que les deux communautés cohabitent en paix — ce que l'on retrouve aussi, par ailleurs, dans la vraie vie, au plein cœur du Beyrouth reconstruit, là où la Mosquée de Hariri jouxte la cathédrale Saint-George-des-Maronites), il est à se demander si les Libanais eux-mêmes apprécieraient cette image qui leur est renvoyée à la figure. La raison pour laquelle, probablement, l'histoire n'est pas située. C'est bien un conte, donc, détaché du temps et de l'espace, raconté par les femmes, consciemment simplifié. De fait, l'aspect « spectacle » était inévitable. Bien que l'on ne voie aucune utilité aux chansons, relativement mal écrites, mal interprétées et mal dansées, parfois assez ridicules, qui semblent faire un clin d'œil aux Fawazir égyptiennes. Ni aux scènes grandiloquentes, cela dit réussies, mais dont l'effet est creux, comme quand une mère, éplorée et en colère, remonte vers l'église en pleine nuit. Mais, parce que c'est l'Orient, parce que c'est une histoire de femmes, parce que la beauté est une valeur aussi traditionnelle qu'artistique dans cette partie du monde, Nadine Labaki et son directeur de la photographie Christophe Offenstein offrent une image léchée qui, à l'Almodóvar, magnifie les filles d'Ève. Peut-être est-ce le meilleur compris, que celui d'édulcorer et de simplifier pour ne pas trop se mouiller. Même si l'on retiendra le coup de gueule d'Amal, en plein milieu du film, très significatif mais à l'interprétation peu crédible. Cependant, c'est, après tout, une ode à la beauté — de l'art, des femmes, de la vie avec ce qu'elle porte de mort. Peut-être qu'« Et maintenant, on va où ? » traduit comme il faut ce terme éculé qu'est la « tolérance », pour dire que celle-ci est toujours précaire.