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Mémoire du grain
Nouvelle
Publié dans Le Temps le 05 - 10 - 2011

Par : Khalil KHALSI - « Ils disent que je suis née avec un grain à la place du cerveau. »
Elle se répète cette phrase le long des rues grillagées, tête basse, le pas régulier et le corps en forme de dépouille. Un peu plus raide que celles qui pendent encore au-dessus d'elle, ces cadavres d'hommes, de femmes et d'enfants, peut-être des familles entières, avec leurs animaux domestiques, exécutés la veille pour des crimes auxquels elle s'interdit de penser.
Elle entend déjà arriver les charognards, ils marchent, volent à ses côtés, tout de noir vêtus, comme elle, s'attardant en dessous des ennemis de la Nation. Mais elle, elle se dépêche. Comme si elle était assaillie par un millier de voix, remontant de sous la terre, et qui l'escaladaient, s'agrippaient à ses vêtements, s'insinuaient en dessous, se glissaient dans ses pores, renversaient la chair, se frayant ainsi un chemin jusqu'à sa tête. Elle presse le pas sur les trottoirs défoncés, où, la nuit, dans sa solitude la plus sombre, elle voit rouler des têtes, avec des balles à la place des yeux et des pieux enroulés de chapelets dans la bouche. Ces images se ravivent soudain en elle, sous le soleil voilé à son regard, alors elle se replie comme un carton dans ce noir qui la drape entièrement et continue d'avancer, de fuir.
Elle se protège. Elle essaie de remplir sa tête creuse de cette parole échappée d'un rêve d'avant elle, resté dans son amnésie tel un souvenir sans attache, sans réalité.
Ils disent aussi qu'elle est arrivée sans identité jusqu'à eux, après avoir grandi entre des bras qui ne l'auraient pas toujours aimée, ou qui l'auraient mal aimée, mal dorlotée, mal nourrie, et qui l'auraient violée, souillée jusqu'à la moelle. C'est alors que ses nouveaux maîtres l'ont lavée, passé et avenir, grattant sa chair jusqu'à la peau la plus ancienne. « Estime-toi heureuse, ma sœur, d'être tombée entre nos mains, lui ont-ils dit. D'autres que toi ont été lavées au vitriol. » Ils lui ont ensuite donné un nouveau nom, réécrit son identité et troqué sa mémoire contre une autre, vierge comme le nom de Dieu dans leurs bouches. Une mémoire vide. Creuse. Un melon désempli de son cœur. Souvent, en passant devant un étalage de fruits à l'arrivée de l'été, où elle s'abandonnait secrètement, même pas à la gourmandise, mais à une envie de gourmandise (« En fuyant un péché, tu en commets deux ! » se disait-elle), elle imaginait sa tête posée entre un tas de melons, et l'Emir qui l'attrapait pour cogner dessus en tendant l'oreille : « Il n'y a rien, c'est bien… »
Bien qu'il lui ait parlé tant de fois, elle n'a jamais vu le visage de l'Emir. Elle ne peut que l'imaginer. Aussi rêche que sa voix, parfois avec du miel dans le regard, celui qui enrobe ses plus viles requêtes. Aussi lisse et poétique que la plus horrible des paroles divines qu'elle a souvent l'impression de se faire administrer par le sexe. Son mari, ces nuits-là, quitte son lit pour celui d'une autre épouse, et ce, afin de laisser sa place à un autre. « Tu m'as été offerte par l'Emir, et tu as été tellement purifiée que je ne peux me permettre de te garder pour moi seul », lui a-t-il expliqué, la première fois, cinq ans auparavant. Alors, dans la nuit noire, après la dernière prière de la journée, les yeux bandés, elle écarte les jambes sous des inconnus qui ahanent et récitent les versets sacrés entre ses seins. Tant de fois elle a essayé d'y reconnaître la voix de l'Emir, prête qu'elle était à ôter le bandeau pour le voir, quitte à ce que ce fût sa dernière nuit. Mais non. L'Emir inspectait de loin, donnait les ordres, stimulait — de temps en temps, il donnait aussi des leçons d'éducation sexuelle. « Nous devons être plusieurs pour te féconder et que tu nous donnes tes fruits les plus vigoureux. » Oui, il disait bien nous. « Dieu te le rendra et la Nation se souviendra de toi quand elle se sera partout étendue. »
Elle a demandé, une fois, pourquoi elle n'avait pas le droit de voir l'Emir — auquel elle n'osait poser cette question directement lors de leurs rares entretiens. Ils lui ont répondu que l'Emir ne voyait pas de femmes. « Même pas les siennes ? » a-t-elle interrogé naïvement.
« Ils disent que je suis née avec un grain… »
Elle glisse entre tous les barrages et toutes ces ombres de femmes et tous ces hommes si mal rasés que leurs sourcils se mêlent à leurs barbes tressées de saleté. Que de fois elle a été arrêtée sur cette même rue barricadée où, immanquablement, elle devait réciter plus que sa Carte d'Identité, sa Carte de Foi et sa Carte d'Obéissance pour pouvoir passer. Mais, aujourd'hui, à la vue de son ventre rond, une officière ne lui demande même pas de dévoiler son visage pour l'identifier. Car ils savent.
Les contournant, elle triture la phrase tel un talisman entre ses doigts. Elle la répète, la faisant résonner dans le vide de sa tête, et l'entendant cogner entre ses tempes, d'un côté et de l'autre, un coup par-ci, un coup par-là, droite-gauche, nord-sud, ping-pong, bang-bang. Un jour, peut-être, la phrase bondira hors de la table et traversera le crâne.
Comment cela, un jour ? Pas si sûr… Aujourd'hui est peut-être le dernier jour.
La phrase continue de lui remplir la tête, arrivant jusque sur le bout de sa langue, s'échappant d'entre ses lèvres, comme une prière incontrôlée. C'est alors que, peu avant le coucher du soleil, elle arrive à la Demeure dont la porte d'entrée a été installée dans le sens de la prière, du côté où se lève le soleil. « Le jour ne se lève pas par l'Est parce que c'est l'Est, mais parce que c'est dans cette direction-là que le Tout-Miséricordieux a choisi d'élire Sa Résidence terrestre, lui a dit la voix de l'Emir au tout début. Tout était écrit dans le Dessein originel. Alors nous devons toujours regarder le Visage de Dieu. »
Comme elle ne peut voir ni l'un ni l'autre, souvent l'Emir et Dieu ont le même visage.
Arrivée à la maison, elle ne se calme pas pour autant. Sentant le grain peser lourdement —, bien qu'elle l'imagine en apesanteur dans le vide sidéral enfermé dans son crâne —, elle se donne quelques minutes pour faire ses ablutions, au moment où la voix de l'Emir résonne dehors, à travers le vent, dans toute la ville, sur toute la Nation, pour appeler à la prière.
Et elle prie, pour la cinquième année consécutive, depuis qu'elle a ouvert ses nouveaux yeux, dans la Demeure même. Elle prie : « Ils disent que je suis née avec un grain à la place du cerveau. Rien ne peut m'arriver. »
Cette nuit, ils ont décidé qu'elle allait confronter l'Emir pour voir ce qu'il est advenu d'elle, cette âme pourrie, recueillie des ténèbres après des années d'abandon, de perdition, de vie sans vie, sans paradis, sans finalité. Elle le sait, ce sont ces images qui l'attaquent aléatoirement, au-dedans, comme emmagasinées dans d'autres réservoirs de mémoire. Des souvenirs un peu partout dans son corps. Dans les reins, les ovaires, le colon, dans un sein peut-être — le sein droit, c'est le plus sensible, il frémit sous la langue de tous ses maris —, l'utérus — c'est peut-être un souvenir qui y grossit depuis bientôt neuf mois ? Des souvenirs où elle a déjà été enfant, adolescente, épouse, mère, amante. Des souvenirs où elle a été tant de choses, comme si elle avait vécu plusieurs âges, plusieurs siècles, comme si elle avait été morte à plusieurs reprises et dans plusieurs langues, par le sabre et l'arme à feu, la poudre à canon et les bombes, les archers et les snipers, par trahison. Souvent par trahison. Que par trahison.
Dans un souvenir, peut-être celui qui lui est resté coincé dans le ventricule gauche de son cœur, elle se nommait.
« Et si le grain était avarié ? » se dit-elle, interrompant le fil de la prière. « Ils vont peut-être me l'arracher ? M'en implanter un autre ? Mais que feront-ils s'ils s'aperçoivent que j'en ai partout dans le corps ? Me vidangeront-ils ? Me donneront-ils un autre corps ? » Voyant qu'elle divague trop loin, elle se reprend : « Ils disent que… »
Ils vont peut-être lui faire une radiographie. Dans la Salle de Contrôle, ils feront appel à un médecin (possible qu'à ce médecin, qui n'aurait pas le droit de toucher de la matière féminine, on ait remplacé les mains par ceux d'une femme morte chastement, ainsi les femelles pourraient-elles servir corporellement puisqu'elles ont pratiquement toutes des grains plus ou moins gros à la place du cerveau). Le médecin aux mains de Fatma auscultera sa tête et lui fera une radiographie du crâne. Là, devra apparaître un cerveau aussi minuscule qu'un grain de riz, nageant paisiblement dans le rien, ce crachat du ciel. « Le grain n'a pas grossi, elle a bien appris toutes les leçons, dirait la voix de l'Emir. Nous pouvons la garder. »
*A suivre…Demain : deuxième et dernière partie


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