Le cinquantenaire de la mort de Frantz Fanon a été célébré en France, par une série de publications qui reviennent sur l'originalité de la pensée de ce pourfendeur du colonialisme et du racisme. L'homme a aussi eu un parcours original qui l'a conduit de la Martinique à la résistance algérienne, en passant par l'hôpital psychiatrique de Blida (Algérie) qu'il a dirigé en pleine guerre coloniale. Le 6 décembre 1961, à Washington, disparaissait Frantz Fanon, atteint d'une leucémie aiguë. Quelques jours après sa mort, la police saisissait à Paris chez son éditeur, François Maspero, tous les exemplaires de son essai Les Damnés de la terre qui venait de paraître. Véritable manifeste de la décolonisation, préfacé par Jean-Paul Sartre qui mettait l'accent sur l'aspect subversif de la pensée « fanonienne », le livre « menaçait la sécurité de l'Etat [français, NDLR] », empêtré à l'époque dans une sale guerre coloniale en Algérie. La censure n'empêcha pas le dernier livre de Fanon de devenir la Bible des anti-impérialistes de tous poils. Et un véritable best-seller mondial traduit en 19 langues. Cet ouvrage, peut-être plus que ses autres écrits, a établi la réputation de cet auteur comme penseur de la révolution tiers-mondiste. Œuvres complètes et magistrale biographie A l'occasion du cinquantenaire de la mort de Fanon, les éditions de La Découverte publient les œuvres complètes de l'écrivain réunissant Les Damnés de la terre, ainsi que ses deux autres livres majeurs Peau noire, masques blancs (1952) et L'An V de la révolution algérienne (1959) et le recueil de ses textes politiques intitulé Pour la révolution africaine. Paraît également à cette occasion en traduction française la magistrale biographie de Fanon par l'Américain David Macey qui restitue dans toutes ses nuances et ses paradoxes la personnalité et la pensée complexe de cet intellectuel franco-martiniquais. Le récit de Macey s'ouvre sur l'enterrement simple et émouvant de Fanon en terre algérienne, à quelques kilomètres de la frontière tunisienne. « Le cercueil est posé sur un brancard fait de branches, et il est soulevé, transporté au blanc de couteau par quinze djounoud. Une marche étonnante commence dans la forêt, tandis que, vers la crête et dans le vallon, deux colonnes de soldats de l'ALN assurent la protection de part et d'autre du sentier où chemine le convoi. La forêt est majestueuse, le ciel éclatant ; la progression se fait dans le silence absolu, tandis que se relayent les porteurs. Dans la vallée, plus au nord, on entend le canon. Dans le ciel, passent très haut, deux avions. La guerre est là, toute proche, et, en même temps, ici c'est le calme, un cortège de frères venus accompagner la dernière volonté d'un des leurs. » Oui, il était l'un des leurs et participait activement depuis son expulsion d'Algérie en 1957 à la résistance aux colonisateurs français, aux côtés des fellaghas algériens. Né à la Martinique en 1925, Fanon avait fait des études de psychiatrie, avant de se faire nommer à l'hôpital de Blida, en Algérie. Responsable du service psychiatrique, il soignait à la fois les oppresseurs et les opprimés, les jeunes soldats français pris de court par la violence de la guerre et les Algériens, hommes et femmes, victimes de l'oppression française. Confronté à la réalité de la situation coloniale, il démissionna de son poste, attirant l'attention dans sa lettre de démission sur le lien évident entre la psychose et l'aliénation colonialiste. « Si la psychiatrie est une technique médicale qui se propose de permettre à l'homme de ne plus être étranger à son environnement, je me dois d'affirmer que l'Arabe, aliéné permanent dans son pays, vit dans un état de dépersonnalisation absolue ». Prié de quitter le territoire, il se rendit à Tunis où il a rejoint les rangs du FLN. De l'anticolonial au postcolonial Les Damnés de la terre est pour l'essentiel le produit de cette expérience algérienne de Fanon. L'ouvrage analyse les effets de la domination sur les individus et de la nécessité de canaliser la violence des dominés en une lutte de libération nationale. Paraissant en pleine période de décolonisation, il a eu une influence majeure sur les mouvements anticolonialistes et les revendications des droits civiques à travers le monde. Or la véritable postérité de Fanon se trouve peut-être du côté des penseurs post colonialistes (Edward Saïd, Homi Bhava, Gayatri Spivak, Charles Taylor) qui tiennent le haut du pavé dans les campus universitaires des cinq continents. Ceux-ci puisent leur miel plutôt dans les analyses de Fanon sur l'aliénation raciale que dans ses réflexions anticolonialistes qui ont montré leurs limites dans les pays indépendants. Leur livre de chevet, c'est Peau noire, masques blancs dont les intuitions sur les mécanismes d'aliénation dans une société dominée, en l'occurrence dans la société antillaise, se sont révélées d'une grande actualité. Le fait que l'ouvrage se termine sur la proposition « Mon ultime prière : ô mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge ! », n'est sans doute pas étranger à sa popularité renouvelée en cette époque de grandes et petites incertitudes. (RFI)