« Je ne sais pas si je suis vraiment belle. Je crois que je suis étrange ». C'est par des réponses similaires que se construit, pas à pas, l'interview que donne Claudia Cardinale au grand écrivain italien Alberto Moravia en 1961. Lui, déjà une grande plume, elle, jeune actrice déjà star. Ils inventent alors un dialogue intense et étrange sur le corps et la beauté. Le livre d'entretien intitulé simplement Claudia Cardinale, réédité par Flammarion, est, à l'origine, une interview commandée à Alberto Moravia par la revue Esquire qui a publié une série d'interviews avec les grandes stars du moment. La première a été réservée à Brigitte Bardot interviewée par Simone Signoret. Après la Cardinale, viendra Anita Ekberg, l'icône de La Dolce Vita de Fellini. Parue initialement en anglais en mai 1961, ensuite dans sa version italienne dans L'illustrazione italiana, sous le titre « Claudia Cardinale vista da Moravia », l'interview a été republiée dans Sunday Times et Vanity Fair en 1962, dans il Corriere della Sera illustrato en 1978, enfin en version française dans Femme en 1985. Publiée en livre, après la sortie du Guépard et de 8 ó, l'interview qui s'était faite en un seul après-midi, est un exercice fascinant et inhabituel qui ne ressemble à rien de connu auparavant. « Son idée était de ne m'interroger que sur mon corps. On voit à quel point ses questions m'embarrassaient. Il me demandait ce que je faisais dans ma salle de bains ou dans mon lit. C'est ce qui rend cette interview unique. Comme il est allé jusqu'à me pousser à raconter mes rêves, j'ai révélé, malgré moi, une partie essentielle de ma vie intime que j'avais jusque-là dissimulée », écrit Claudia Cardinale dans la préface du livre. Auteur d'une œuvre foisonnante, Le Mépris, l'Ennui, le Conformiste, la Ciociara, adaptée au cinéma par les plus grands réalisateurs parmi lesquels Jean-Luc Godard et Federico Fellini, Alberto Moravia a voulu décrire la Cardinale comme « un objet dans l'espace ». Il ne voulait ni de ses opinions ni de ses sentiments, rien qu'un dialogue sur et avec le corps, cette enveloppe qui prend place dans l'espace du monde. Il conduira une interview différente avec Sophia Loren, interprète de la Ciociara ,qui lui vaudra un Oscar, où il abordera sa carrière, ses amours, son mariage, son enfance. Née en Tunisie où elle fut élue la plus belle des Italiennes de Tunis, Claudia Cardinale s'apprête à jouer dans Le Guépard de Visconti et 8 1/2 de Fellini qui feront d'elle une icône internationale quand elle rencontre, à 23 ans, Alberto Moravia, de trente ans son aîné, chez lui où il vit avec sa femme, la Morante. Pour Fellini, elle était « sa muse » alors que Visconti disait qu'elle était une chatte qui pouvait devenir une panthère. Pour Moravia, elle était un corps. Trois ans plus tard, au sommet de sa gloire, Claudia Cardinale interprètera le rôle de Carla, l'héroïne des Indifférents, le premier roman de Moravia que réalisera Francesco Maselli. Le dialogue entre les deux monstres sacrés est très socratique. Il a un côté philosophique qui interroge le corps, la beauté, le temps, l'espace, l'histoire mais aussi le rêve, la mort, la conscience. Par moments, les questions de Moravia sont précédées de longs développements qui font de cet entretien plus une œuvre littéraire qu'un exercice journalistique. Les questionnements de Moravia tournent autour des modes d'apparaître et de disparaître de la star. Etrangement, dans 8 ó de Fellini, la Cardinale est une apparition ! Elle y joue son propre rôle, Claudia Cardinale dans la fiction, et y disparaît, légère comme un oiseau. Questionnant son « étrangeté », Moravia a avec la Cardinale cet échange : A. M. : en quoi consiste cette étrangeté ? C.C. : je dirais peut-être qu'elle est due à la différence entre la tête et le reste du corps. A.M. : Tout à fait. Votre tête est celle d'une toute jeune fille, qui n'aurait pas plus de quinze ans. Votre corps, d'une femme faite qui aurait à peine dépassé la vingtaine. Votre tête et votre corps expriment deux choses très différentes : votre tête, la timidité, la candeur, le manque d'assurance, l'immaturité, la gaminerie, la réticence, l'inexpérience. Votre corps, la sérénité, la tranquillité, la maturité et surtout, comme je crois le comprendre, un appétit de vivre franc, spontané, dépourvu de toute complication intellectuelle ou morale. Corrigez-moi si je me trompe. » Des années plus tard, Alberto Moravia, assurément marqué par ses interviews avec Claudia Cardinale et Sophia Loren, écrira un roman entièrement dialogué, Moi et lui, sur la sexualité. daassi