L'Egypte n'est peut-être pas ''oum eddouniya'' (la mère du monde), comme aiment à l'appeler les Egyptiens. Elle reste cependant le cœur battant du monde arabe et son métronome. Tout ce qui s'y passe se répercute, tôt ou tard, sur les autres pays de la région. Or, quand on observe l'évolution de ce pays au cours des cinquante dernières années, on constate sans peine une poussée irrépressible des mouvements fondamentalistes, qui occupent aujourd'hui des pans entiers de la vie sociale, culturelle et politique, menaçant sérieusement de prendre le pouvoir, par les urnes si possible, par l'insurrection s'il le faut. Face à un régime mi-civil mi-militaire, populiste mais impopulaire, vieillissant à vue d'œil et qui croit pouvoir se perpétuer indéfiniment, il n'y aurait plus désormais dans ce pays qu'une alternative: les Frères musulmans, le mouvement politique le plus ancien, le plus structuré et le mieux implanté dans la société, et qui a souvent démontré sa capacité de mobilisation lors des consultations électorales et des manifestations de rues. Il suffit de se promener dans les rues du Caire, d'Assiout, d'Assouan et même de la très méditerranéenne Alexandrie, ville la plus européanisée du pays, où Lawrence Durrel avait jadis situé l'action de son célèbre ''Quatuor'', pour se rendre compte à quel point l'Egypte est en train de se replier sur une composante exclusive de sa riche identité: l'arabo-islamisme. Et de tourner le dos, par là même, à sa vocation historique de carrefour entre Orient et Occident et de terre de brassage des races, des cultures et des civilisations. Il suffit aussi de constater le nombre croissant de femmes portant le hijab dans les rues des villes et villages, de présentatrices voilées sur les plateaux de télévision et de jeunes hommes barbus dans les campus universitaires, agitant des slogans hostiles à la ''âlmaniya'' (laïcité), à la liberté de pensée et à toute forme de modernité, pour comprendre que la culture égyptienne est en train de subir des changements profonds, induits par la montée des mouvements islamistes, qui commencent à récolter les fruits de leur stratégie de réislamisation de la société par le bas. Face à la crainte grandissante des Coptes devant la poussée de l'intolérance religieuse, phénomène assez nouveau dans ce pays où cette importante minorité religieuse vit depuis 2000 ans... Face au nombre grandissant d'ouvrages interdits pour une soi-disant non-conformité aux préceptes de l'islam, alors qu'ils étaient, il n'y a pas si longtemps, en circulation libre... Face à l'audience grandissante des cheikhs, imams et autres prédicateurs, les nouveaux faiseurs d'opinions, qui sont en train d'occuper la place qu'avaient jadis, auprès des classes moyennes, les écrivains et les intellectuels, désormais marginalisés sinon voués aux gémonies et accusés d'apostasie, comme cela est déjà arrivé à Nasr Hamed Abou Zeid, Âla Tahar et même au grand Naguib Mahfouz, poignardé en pleine rue par un jeune illuminé... Face à toutes ces régressions, doit-on parler de ''sahoua islamiya'' (renaissance islamique), comme le proclament, non sans satisfaction, les intellectuels islamistes, ou concevoir des craintes quant à l'avenir de l'Egypte - et, à travers ce pays, à celui du reste du monde arabe -, qui serait en train de vivre l'une des périodes les plus obscures de son histoire ? Comment en est-on arrivé là ? Qu'est-ce qui a pu se passer, qui a replongé la société arabe dans l'obscurantisme, alors qu'elle commençait à peine à se libérer du joug de la colonisation et se promettait de renaître au monde ? Ces questions, je ne cesse de me les poser, douloureusement, moi qui appartiens à une génération qui s'est formée en lisant les ouvrages de Salama Moussa, génial autodidacte qui, au tout début du vingtième siècle, n'hésitait pas à proclamer son athéisme, à défendre les thèses rationalistes et à expliquer la théorie évolutionniste de Darwin à une jeunesse nouvellement éduquée, éprise de savoir et de progrès... Une génération qui vouait une admiration sans bornes à Taha Husseïn, qui, vers le milieu du siècle dernier, insistait sur la nécessité de maintenir un équilibre entre les trois éléments essentiels de la culture spécifiquement égyptienne, à savoir l'élément fondamentalement égyptien, «héritage des anciens Egyptiens que nous avons reçu du fond des temps, et que nous puisons à la terre et au ciel de l'Egypte, à son Nil, à son désert», l'élément arabe «que nous communiquent la langue, la religion [islamique] et la civilisation» et l'élément étranger, «qui n'a cessé ni jamais ne cessera d'agir sur la vie égyptienne». Dans cet «élément étranger» constitutif de la culture égyptienne, Taha Husseïn citait, dans un étonnant esprit d'ouverture, les apports conjugués «des Grecs, des Romains, des Juifs, des Phéniciens dans l'antiquité, des Arabes, des Turcs, des Croisés au Moyen Âge, apport de l'Europe et de l'Amérique dans les temps modernes», sans marquer sa préférence personnelle ni établir une hiérarchie de ces apports... Une génération qui a appris à apprécier la poésie en lisant les poèmes d'Ahmed Chawki, dont certains poèmes avaient été immortalisés par la diva Oum Kalsoum. Dans l'un de ses poèmes écrit pour l'inauguration d'un monument dans un jardin public du Caire, l'auteur des ''Ruba'at Al-Khayyam'' n'a pas hésité à évoquer le Sphinx contemplant, immuable, la totalité de l'histoire égyptienne. «Parle ! Tes mots nous guideront peut-être. Informe-nous, ce que tu vas dire peut nous réconforter. N'as-tu pas vu le pharaon dans sa puissance, se donnant pour ancêtres le soleil et la lune, et dans son ombre la civilisation de nos ancêtres, les hauts monuments, les vestiges grandioses ?», avait-il écrit, s'adressant au Sphinx, sans craindre d'être accusé d'idolâtrie ou de paganisme. Une génération qui a découvert la modernité à travers les textes des grands auteurs européens, mais aussi à travers leurs traductions arabes et les interprétations faites par les auteurs arabes de la première moitié du 20e siècle, lesquels étaient souvent Egyptiens, revendiquaient clairement les influences occidentales et appelaient même parfois ouvertement à la rupture avec la tradition intellectuelle arabe et/ou islamique. Souvenons-nous, à ce propos, de notre poète national Aboul-Kacem Chabbi qui, dans le sillage de l'école poétique égyptienne dite d'Apollo, poussa sa révolte contre les formes sclérosées de la poésie arabe classique jusqu'au rejet total de celle-ci. «Tout ce qu'a produit l'esprit arabe à toutes les périodes de son histoire est monotone et profondément dénué d'imagination poétique», écrivait-il, peu de temps avant sa mort en 1934, non sans avoir vanté auparavant la puissance visionnaire des poésies anglaise et française qui le fascinaient et auxquelles il avait accès à travers des traductions. Une génération qui a appris l'islam, non pas à travers les écrits des théologiens d'Al-Azhar ou de la Zaytouna - bien que certains de ces écrits peuvent paraître, en ces temps d'obscurantisme rampant, hardiment éclairés -, et encore moins à travers les prêches et les fatwas des Qaradhaoui, Amrou Khaled et autres Al-Athimin, mais à travers les ouvrages des penseurs réformistes, tel Ali Abd Al-Raziq, qui cherchaient à établir une séparation entre la religion et la vie sociale voire entre la religion et la politique, et qui voyaient dans l'abolition du califat une chance pour le renouveau intellectuel et politique de la nation islamique. Cette génération qui se dit libérale, progressiste, laïque, démocrate, et forcément - désespérément - pro-occidentale, se sent aujourd'hui, dans ce monde arabe en plein désarroi politique et culturel, si seule, si minoritaire, si marginalisée, rejetée par les pouvoirs politiques, qui ne supportent pas son indépendance d'esprit et son esprit critique, les groupes fondamentalistes, qui l'accusent de trahison de l'islam et des musulmans, et les masses populaires, qui sont imperméables à son discours dialecticien, rationaliste et pacifiste, souvent perçu comme une hérésie en ces temps de choc des ignorances, des passions et des colères. Malgré tout, j'ai la faiblesse - et la naïveté - de croire que cette «génération perdue» est, peut-être, aujourd'hui, et paradoxalement, celle par qui le salut du monde arabe est encore possible. Elle devrait pour cela se reprendre, reprendre l'initiative et trouver le moyen de formuler sa vision du progrès en un programme politique cohérent et, surtout, capable de mobiliser les masses populaires.