La visite officielle à Paris du Président de la République, Moncef Marzouki, est venue couronner une série de visites en France des trois têtes de la Troïka tunisienne. Après la participation de Hamadi Jebali, Chef du gouvernement, au salon “planète PME", l'invitation officielle lancée à Mustapha Ben Jaafar, Président de l'Assemblée Nationale Constituante, à assister au défilé du 14 juillet a donné un signal fort de la part du Président français , François Hollande, quant à sa volonté d'engager une nouvelle ère dans les relations franco-tunisiennes . L'invitation du Président de la République tunisienne à s'adresser aux élus de la nation française, au sein de l'Hémicycle, a été voulue pour clore un chapitre, celui de la détérioration des relations entre les deux pays suite à l'irruption de la Révolution et à la position de soutien au régime de Ben Ali, exprimée par « une fraction de la France officielle », selon les mots de Moncef Marzouki..
De mémoire d'homme, jamais la Tunisie n'est restée aussi longtemps sans ambassadeur à Paris, même pas du temps du Protectorat. C'est dire la profondeur de la crise entre les deux pays. Seules les relations économiques ont pu continuer, vu l'importance des intérêts en jeu. La centaine d'entreprises françaises qui ont cessé leurs activités en Tunisie, après le 14 janvier 2011, n'ont pourtant pas affecté les échanges entre les deux pays.
Pour comprendre, au-delà des discours et des cérémonies, la stratégie de la gauche au pouvoir vis-à-vis de la Tunisie et, plus globalement, de la rive sud de la Méditerranée, l'analyse des symboles s'impose.
Une symbolique implacable
Des trois têtes de la Troïka, seuls les Présidents de l'ANC et de la République ont été officiellement invités, même si Hamadi Jebali a été reçu, durant 45 minutes, par le Premier ministre français Jean-Marc Ayrault lors de son passage à Paris. Dès cette entrevue, la France a tracé les grandes lignes de sa politique rappelant, dans un communiqué officiel de Matignon, « le soutien que la France apporte à la transition engagée en Tunisie, en réponse à l'aspiration de son peuple à la dignité, la liberté, la démocratie et la prospérité. » Ce sont ces valeurs, celles de la Révolution du 14janvier, rappelées à Hamadi Jebali , qui fondent le positionnement de la France dont l'objectif exprimé est « d'accompagner les autorités tunisiennes dans ce processus, en établissant un partenariat d'égal à égal, dans la durée et dans la fidélité aux liens d'amitié qui unissent nos deux pays et nos deux peuples. »
D'autre part, la nomination de Adel Fkih comme nouvel ambassadeur de la Tunisie à Paris, issu d'Ettakattol, parti de M. Ben Jaafar, membre de l'Internationale socialiste comme le PS français, confirme le « choix français » qui repose désormais sur une conception républicaine et laïque des relations diplomatiques dont l'axe central, exprimé par François Hollande lors de sa campagne présidentielle, est le respect des droits de l'homme, de la démocratie, de la liberté de la presse, de l'émancipation des femmes et de l'autonomie de la société civile.
Selon une source du Quai d'Orsay, la France considère pleinement légitime l'ANC issue des élections du 23 octobre dont le mandat essentiel est la rédaction d'une Constitution démocratique. D'où les honneurs dus à Mustapha Ben Jaafar. Quant à Moncef Marzouki, Président de tous les Tunisiens, militant historique des droits de l'homme, opposant notoire à la dictature de Ben Ali, à la différence de Hamadi Jebali perçu, suite à sa démarche politicienne, comme le chef du gouvernement d'Ennahdha, il a été invité par Claude Bartolone, Président de l'Assemblée nationale, natif de la Tunisie, à jeter des ponts entre deux nouveaux régimes qui s'installent dans les deux pays. Marzouki a eu l'honneur de succéder à José Manuel Barroso, le dernier responsable étranger à s'adresser en 2006 à l'Assemblée nationale. Il succède aussi, côté maghrébin, à Hassan II et Bouteflika.
Ce choix hollandien marque une nouvelle démarche stratégique face aux péripéties du « printemps arabe ».Pour la France de François Hollande, les enjeux semblent être ceux du rétablissement d'un équilibre stratégique perturbé par l'irruption de la volonté des peuples à s'émanciper de régimes autocratiques et de relations Nord-Sud déséquilibrées.
Cependant, loin de laisser faire les événements, la France veut imprimer sa marque. Elle détermine les priorités et marque ses préférences. Pour l'instant, le Quai d'Orsay et l'Elysée prennent acte de la nouvelle donne consécutive à l'intervention de l'OTAN en Libye. Les conséquences dramatiques au Mali sont la première source de préoccupation. Grande comme deux fois la France, une zone de turbulence jihadiste, vient troubler les démocraties naissantes au Nord de l'Afrique et menacer, au-delà, l'Europe. L'urgence est de circonscrire ces dangers. C'est ce qui explique la concomitance des visites des responsables Tunisiens à Paris et de Laurent Fabius, ministre des Affaires Etrangères à Alger. Le message délivré à Paris et à Alger est le même : il faut éliminer le danger jihadiste. C'est ce qui explique que Marzouki, de façon spontanée et inexpliquée, met ses pieds dans les pantoufles de Hollande. Il est vrai que l'Etat-major de l'armée tunisienne avait déjà décrété la fin de la récréation pour les « salafistes » tunisiens, manipulés et manipulables à merci, et l'espace saharien tunisien lieu de toutes les contrebandes espace militaire fermé.
Cette nouvelle donne sécuritaire, mise en avant publiquement par François Hollande dans sa déclaration à la presse après sa rencontre avec le Président tunisien, n'exclut pas l'ouverture d'une nouvelle page dans l'histoire des relations avec la Tunisie. Si la réticence, sinon la méfiance, est de rigueur face aux islamistes au pouvoir, l'attitude face aux deux autres composantes de la Troïka tunisienne augure d'un rééquilibrage forcé vers l'instauration d'un régime démocratique en Tunisie qui aurait pour fonction, sur le plan géostratégique, de barrer la route à toute agitation jihadiste sur la rive Sud de la Méditerranée.
Quelles relations bilatérales bâtir ?
L'Elysée comme le Quai d'Orsay ont réitéré leur refus de reconduire l'Union Pour la Méditerranée voulue et organisée par Nicolas Sarkozy autour des dictateurs déchus d'Egypte et de Tunisie. Les analystes stratégiques français, dont se nourrit l'Elysée, considèrent que les révolutions arabes ont imprimé le rythme des changements à venir et que, partout, triomphent les idéaux de la Révolution française et des Lumières malgré les résultats des élections qui traduisent une réalité sociologique compréhensible mais allant contre le courant de l'Histoire. Cette analyse mène à la mise en place d'une stratégie de renforcement des volontés démocratiques des peuples de la région arabe. Le message repris par tous les intervenants français en relation avec la Région s'accompagne du renforcement des relations avec les partis non-religieux dans les pays arabes.
L'accueil donné à Ben Jaafar et Marzouki intervient dans ce cadre. Les deux Présidents de la Troïka ne s'y sont pas trompés puisqu'ils ont déclaré leur volonté d'accompagner la politique sécuritaire dans la Région et de renforcer les conditions de plein succès pour la démocratie tunisienne naissante. Tout en maintenant une fidélité naturelle à la cohésion de la Troïka autour d'Ennahdha, les deux Présidents ont tout intérêt à bénéficier du soutien français d'autant plus qu'ils mesurent bien le poids de l'hégémonie du premier parti de Tunisie qui a supplanté de facto la place qu'occupait le parti de Ben Ali.
La réaction des sbires d'Ennahdha au discours du Président de la République ne s'est pas fait attendre. Les attaques contre Marzouki sur les ondes de la radio et de la télévision tunisienne, désormais aux ordres du gouvernement, inaugure un nouveau round entre les composantes de la Troïka.
Si à droite comme à gauche les politiciens français semblent satisfaits de la prédisposition des deux Présidents à endosser la nouvelle stratégie, des divergences demeurent avec leurs partenaires du Sud qui considèrent - à juste titre - que la dimension islamiste est devenue incontournable et que pour les années à venir, il faudra compter avec un paysage politique arabe où les islamistes auront à jouer un rôle majeur. La légèreté de croire comme Marzouki que les islamistes d'Ennahdha sont appelés dans un court laps de temps à constituer, comme la démocratie chrétienne en Europe, un parti démocrate, ne convainc que très peu de gens à Paris. Car, comme le soutient le grand journaliste Jean Daniel au Nouvel Observateur, les démocrates chrétiens sont d'abord des démocrates et ils sont chrétiens. Le jour où les islamistes abandonnent leur « isme » pour devenir des « démocrates musulmans », et non des islamistes, une nouvelle page pourrait s'ouvrir. Mais, pour le moment, rien dans la pratique, et surtout depuis le dernier congrès d'Ennahdha, ne permet de soutenir une telle thèse.
De notre correspondant permanent Zine Elabidine Hamda