Abbès Mohsen n'est pas connu comme homme extraverti ou volubile. Avec son ouvrage Servir, mémoires désabusés d'un commis de l'Etat*, il vient de donner de lui une autre image, celle d'un homme soucieux de communication doublé d'un témoin-acteur de la vie publique de la Tunisie depuis quarante ans. Autobiographique, le livre n'écarte pas l'auteur de son objectif principal : expliquer aux Tunisiens ce qui, à ses yeux, a condamné Ben Ali à la déliquescence, et, avant lui, Bourguiba à la disgrâce. La précision dans le détail visait sans doute à restituer des péripéties dans leur contexte sans toutefois trouver toujours la bonne dose – un appel téléphonique ne méritant pas plus d'une phrase-, ce qui a parfois noyé des analyses pertinentes ou des commentaires lucides. Le récit est toutefois rehaussé par un humour fin, tantôt acerbe, tantôt narquois. Abbès Mohsen, on le sait, a toujours porté en lui une haute idée du service public comme l'indique un parcours éloquent. Son profil l'habilitait même à briguer des fonctions dans le gouvernement, n'eut été une nette imperméabilité aux ordres. Au demeurant son ascension comme maire de Tunis avait étonné en son temps, tant la réputation de l'homme ne pouvait cadrer avec des enjeux évidents. Avec un stoïcisme remarquable, il a su résister à la voracité et l'acharnement d'une « Belle Famille » aussi nombreuse que vorace et insatiable. Son éjection du poste un certain 14 janvier 2010 - il y trouva un clin d'œil du destin- est à ce titre le dénouement inéluctable et prévisible de cette posture qui a échappé au discernement du système lors du choix de l'homme pour cette fonction. Sans son mandat comme maire de Tunis, avec ses mésaventures et, accessoirement, les prouesses exaltantes qu'il y réalisa, Abbès Mohsen n'aurait probablement pas songé à écrire ce livre et à nous gratifier de très intéressantes péripéties sur le fonctionnement de l'Etat. L'auteur bénéficia pour ce faire d'une mobilité professionnelle et géographique enrichissante à travers ses diverses fonctions, de Kasserine, à Nabeul, de Monastir à Tunis (plusieurs fois à différents titres), ou du Yémen au Brésil, en concluant aux Pays-Bas, là où il a vécu à distance la genèse de la Révolution ( ?) avant de prendre définitivement ses distances et de vaquer à la réalisation de cet ouvrage avec l'indispensable recul. Aussi a-t-il cherché la bonne distance face aux événements et à lui-même avec toutefois une réussite inégale. S'agissant du premier essai de ce commis de l'Etat, l'indulgence s'impose d'elle-même. Mais à l'évidence l'auteur s'est décidé à écrire pour régler leurs comptes à ses bourreaux à la mairie, tout en accordant la palme à Ben Ali, même s'il lui accorde des circonstances atténuantes : Ben Ali a été souvent « tanné » par son inqualifiable épouse sans parvenir à se soustraire à son emprise pour sauver au moins une certaine honorabilité de sa fonction, et donc, de l'Etat. Montesquieu disait: « Quand dans un pays il y a plus d'avantages à faire sa cour qu'à faire son devoir, tout est perdu... (et) lorsque la force de la vertu cesse, la République est une dépouille, et sa force n'est plus que le pouvoir de quelques citoyens et la licence de tous. » Au passage l'auteur n'omet pas aussi d'épingler, sans les nommer- il est facile de les reconnaître-, ceux qui dans les gouvernements ont usurpé la vedette sans constituer des exemples de rectitude ou de compétence. A travers ce livre, A. Mohsen ne se prive pas aussi d'étaler des performances personnelles respectables malgré un tri approximatif et qui méritait une autre approche. L'analyse du fonctionnement des régions est elle aussi utile puisqu'elle éclaire sur l'articulation Etat-Parti avec des résultats probants au début de l'indépendance puis catastrophiques avec les pratiques contre productives du RCD. Avec son expérience de gouverneur (trois fois) et de maire, il a pu développer l'organisation et les blocages stratifiés des conseils du gouvernorat et des collectivités locales, autant institutionnels qu'humains. L'intérêt de cet ouvrage est toutefois évident : il montre que chacun, notamment les hommes politiques, est comptable de ses actes, et, qu'un jour ou l'autre, il est rattrapé par sa vérité. Ainsi, doit-on situer la limite qu'il ne faut jamais franchir, et s'y astreindre. C'est uniquement ainsi que les serviteurs de l'Etat peuvent s'acquitter de leurs missions conformément à la morale, à l'esprit républicain et à l'engagement personnel. Françoise Giroud disait à juste titre : « l'Etat doit servir. On ne doit ni s'en servir ni s'y asservir. » Ecrit avec talent, même s'il est destiné à un lectorat réduit en raison de l'usage certaines formules parfois pédantes, on ne lui en tiendra pas rigueur- chacun choisit ou subit son propre style-, le livre est vivement recommandé à tous ceux qui cherchent à compléter leur connaissance de la réalité tunisienne, et qui peut remonter jusqu'en 1957. Ils trouveront également dans cet ouvrage une belle lecture des événements survenus depuis le 14-janvier et qui dénote d'une perspicacité et d'une pertinence qui doivent inspirer bien des politologues ou rappeler leurs devoirs à certains hommes politiques. De Bonald écrivait à ce propos: « Dans les crises politiques, le plus difficile pour un honnête homme n'est pas de faire son devoir mais de le connaître. » Servir est incontestablement le meilleur témoignage d'un homme qui a vécu de l'intérieur la dérive de l'Etat tout en résistant à la tornade qui a fini par le sauver par un limogeage désormais source de fierté et de délectation. En filigrane, un beau plaidoyer pour la responsabilité dans le service public à quelque échelle que l'on soit. Il est vrai que l'auteur a grandi dans un environnement familial et social imbu de cette articulation ininterrompue entre l'idéologie du progrès et le service public. En conclusion, Abbès Mohsen n'est pas homme à capitaliser sur le malheur des autres. En homme racé et bien élevé, il a su tout dire, parfois jusqu'à l'excès, sans verser dans la rancune comme on en a parfois rencontré ces derniers temps. Son épilogue l'illustre fort bien d'autant qu'il est suffisamment significatif et fort suggestif, car suscitant l'action et, donc, l'espoir : « Le chemin de la résurrection devra-t-il passer par une reconquête de l'indépendance ? Ce sera long, aléatoire et complexe, mais au bout, brillera la lumière de l'espérance. Il incombera à notre jeunesse de l'apporter. Elle en la capacité. Il faut lui en donner la vocation. » *Editions Tchou (France- septembre 2012) – Prix : 25 d