Si la focalisation sur les enjeux de pouvoir a débouché sur le statuquo institutionnel tant décrié avant le 14 Janvier, le dynamisme du cinéma des marges s'est consolidé surtout dans son versant documentaire. Le phénomène n'est pas consécutif au bouleversement historique vécu par la Tunisie, il est antérieur et constitue une réponse à la sclérose des institutions pourvoyeuses de moyens pour le cinéma. En 2005 et2006, des jeunes fraîchement diplômés d'écoles de cinéma mettent en commun moyens et compétences pour faire des films à très petit budget, voire à zéro budget. S'inscrivant délibérément dans les marges d'un système dont ils ont fait le deuil, ces jeunes réalisateurs ont fait souffler un vent de fraîcheur sur un cinéma tunisien empêtré dans ses conventions et ses pesanteurs. Dans la foulée, de petites structures de production voient le jour. Fondées par de jeunes producteurs quand ce n'est pas par les réalisateurs eux-mêmes pour finaliser leurs projets, ces sociétés vont être à l'origine de courts-métrages et de documentaires dont l'audience dans les grands festivals internationaux apportera la preuve que quelque chose était en train de bouger dans le cinéma national. « Automne » de AleeddineSlim, sélectionné à Clermont-Ferrand, la Mecque du Court-métrage, « Gharsallah » de Kamel Laaridhi en compétition officielle aux Cinémas du réel, les prix glanés par les documentaires « Silence » de Karim Souaki et « Mémoire d'une femme » de Lassaad Oueslati aux JCC et un peu partout où ils ont été présentés, ont été les premiers jalons d'une dynamique de la marge qui est allée se renforçant après le quatorze Janvier. Le pragmatisme de cette génération de jeunes réalisateurs qui a vite compris que les dés étaient pipés du côté de la Kasbah sur laquelle semblaient régner sans partage des lobbies aura certainement contribué à accréditer l'idée qu'il était possible de faire un cinéma à presque zéro budget mais de qualité. L'efflorescence du film documentaire La production documentaire de ces deux dernières années s'inscrit en grande partie dans le droit fil de ces frémissements à la marge du cinéma établi qui remontent à 2005. La dernière édition du festival de douze (Décembre 2012) a présenté dans ses deux sections compétitives, vingt documentaires, dix courts et dix longs longs-métrages, si on y ajoute les documentaires de 2011 et ceux encore en post-production, on atteint très vite le chiffre d'une cinquantaine de documentaires produits en deux ans. Du point de vue de la production, ces films ont dans leur quasi-majorité été financés par les réalisateurs eux-mêmes, ou bien pour certains d'entre eux ont pu accéder à de petites aides dans la phase de post-production (montage, mixage étalonnage). Ce regain d'intérêt pour le réel est une des rares satisfactions de l'après 14 Janvier dans le secteur du cinéma.Un détour par les cinématographies de pays ayant connu des moments forts dans leur histoire, à l'instar du Liban de 2006 suite à l'agression israélienne nous amène à relativiser la portée de cette efflorescence du genre documentaire en Tunisie. Il est en effet tout à fait normal qu'à la suite de bouleversements historiques, des cinéastes éprouvent ce désir de se confronter au réel de l'interroger dans sa complexité en levant le voile sur des pans entiers cachés et interdits de notre société. Ces démarches ne sont pas par ailleurs toujours désintéressées, certains films se limitant à compiler les milliers d'heures filmées par des amateurs pour en faire un continuum insipide révélateur de l'opportunisme de son réalisateur et sa promptitude à surfer sur la vague de la « Révolution ».D'autres films dont la sincérité transparaît relèvent beaucoup plus d'une approche citoyenne où le cinéma constitue simplement un vecteur de la parole gardienne de la mémoire. Appréhendés du point de vue de l'art, ces films trahissent des faiblesses à tous les niveaux, écriture, dispositif et surtout grande légèreté sur le plan de l'éthique au fondement du genre documentaire. Ces films ne doivent pas pour autant être jetés aux orties, ils ont valeur de témoignages et sont l'aboutissement d'un travail souvent solitaire dicté par le seul désir de témoigner d'une période de préserver la Tunisie d'une amnésie dont les derniers événements nous montrent qu'elle en est coutumière. Tout n'est pas pour autant perdu pour le cinéma, puisque la production documentaire de ces deux dernières années comporte aussi de vraies démarches de cinéastes : « Babylone » de Aleedinne Slim, Ismael et Youssef Chebbi, geste cinématographique par excellence qui a su allier le souci de la forme à une méditation sur l'humanité, plus ample que le strict cadre des camps de réfugiés où « Babylone » a été filmé. « Rouge parole » de Lyes Baccar, documentaire poético-politique qui a su s'extirper du piège de l'actualité brûlante, de l'image imposée pour faire du « moment révolutionnaire » une odyssée poétique. « Fellagas » qui a su en dépit de certaines insuffisances traduire en images et en sons un moment de communion fraternelle au cours duquel le corps social incarné dans les sit-inneurs d'el Kasbah1 s'est retrouvé un et indivisible. Il y aussi « Révolution moins cinq minutes », « Nous sommes ici », « maudit soit le phosphate » et « c'était mieux demain » dont les imperfections ne doivent pas nous faire perdre de vue la pertinence, le sérieux de la démarche et la sincérité du geste. L'enjeu consiste aujourd'hui à susciter des vocations en soutenant le cinéma documentaire dont l'économie reste très fragile, mais aussi à pérenniser cette vague qui risque de s'arrêter national dans le contexte de désenchantement que nous connaissons.