Après un premier roman remarqué sur les apories de l'identité nationale à la française, la jeune romancière Alice Zeniter est allée puiser son inspiration dans l'histoire post-soviétique de l'Europe orientale. Son nouveau roman a pour cadre Budapest, capitale d'un pays de marécages où la mélancolie est un sport national. Alice Zeniter s'est fait connaître en 2010 en publiant Jusque dans nos bras, un roman-manifeste à la fois drôle et tragique qui met en scène les contradictions de la politique française en matière d'immigration. Ce récit parodique raconté avec brio et spontanéité a valu à la jeune auteur (elle a 26 ans), le Prix littéraire de la Porte Dorée. Avec son nouveau roman qui vient de paraître, elle nous invite au voyage, sur les bords du Danube. Plus précisément, à Budapest, en Hongrie, où elle a campé son intrigue. Sombre Dimanche est une saga familiale sur fond de bouleversements historiques. Les mutations politiques que connaît la Hongrie depuis plus de cinquante ans ont des répercussions dévastatrices sur la vie des protagonistes qui vivent et meurent au rythme des révolutions populaires et des soubresauts géopolitiques. Au cœur du roman, la famille Mandy. Trois générations vivent dans leur maison en bois au bord des rails, à quelques encablures de la gare Nyugati, à Budapest. Le grand-père, le père et le jeune Imre à travers les yeux duquel l'auteur a choisi de raconter l'histoire tragique de sa famille. « Une chanson triste que me chantait mon grand-père ! » Le premier souvenir d'Imre est associé a son grand-père beuglant dans le jardin la chanson lugubre de Rezsö Seress sur laquelle s'ouvre le roman : « Sombre Dimanche,/Les bras chargés de fleurs blanches,/Un dimanche matin, poursuivant mes chimères,/La charrette de ma tristesse est revenue sans toi... » Selon la légende, cette chanson archi-connue des Hongrois a été longtemps interdite car elle était triste et provoquait des vagues de suicides dans le pays. Le grand-père d'Imre en a fait la chanson de son amertume et de sa frustration et l'entonne sans faute tous les 2 mai tel un rituel pour se rappeler la disparition de son épouse Sarah, survenue au début du soulèvement anti-communiste de 1956. Debout dans son jardin, un râteau à la main et un flacon d'eau-de-vie dans la poche de son pantalon, le vieil homme pousse la chansonnette jusqu'à ce qu'il s'écroule de fatigue et de soûlerie. Non sans avoir appelé dans un dernier sursaut de rébellion à la mort de Staline : « Qu'ils crèvent tous, que Staline recrève dans sa tombe ! » Son imaginaire structuré par les imprécations de son grand-père contre Staline et le destin, Imre sait depuis sa plus petite enfance que « même les adultes ne contrôlaient pas la confusion que la vie leur inspirait ». C'est une pensée terrifiante dont il se protégeait quand il était enfant en se terrant sous le fauteuil de sa mère. Mais quand cette mère, elle aussi, disparaît, il va devoir s'aventurer dans le monde à la recherche d'autres protections. Ce sera la chambre de sa sœur à l'université, son amitié avec Zsolt avec qui il fait les 400 coups, la piscine où il connaît ses premiers émois sexuels, le sex-shop où il se fait employer après la chute du mur de Berlin et fin de l'empire soviétique, sa rencontre avec la jeune Allemande Kerstin qui deviendra son épouse. Tout change, mais rien ne change L'histoire va de l'avant. Tout change, mais rien ne change vraiment pour les Mandy car une malédiction pèse sur leur tête et le grand-père la résume parfaitement avec sa lucidité de patriarche revenu de tout : « Le grand-père avait toujours dit qu'aucun des hommes de la famille n'arrivait à la vieillesse intact. Les rails finissaient par leur happer les jambes... ». Il y a des risques qu'Imre finisse comme le grand-père, dans le fauteuil au coin du salon, passant son temps à soigner ses blessures. Ce récit nous touche autant par l'impossibilité du bonheur qu'Alice Zeniter raconte avec un sens consommé du tragique que par l'intelligence de sa narration qui tresse ensemble plusieurs thèmes : la famille et ses secrets, l'amour et ses affres, l'amitié. Ces thématiques sont reliées par des réflexions sur la vie et sur les violences de l'histoire incarnées par la métaphore combien éloquente de la maison au bord des rails. On est ici loin du premier roman de mademoiselle Zeniter qui était le produit d'une indignation spontanée. Sombre dimanche est une architecture, fruit d'une réflexion mature sur la forme et l'agencement des récits. Qu'importe si la maison s'en va en fumée à la fin du livre, ses secrets et ses mystères continuent d'interroger le lecteur, longtemps. (MFI) Sombre dimanche, d'Alice Zeniter. Ed. Albin Michel, 2013, 288 pages.