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Pour un modèle de société durable
Publié dans L'expert le 25 - 02 - 2011


M. Lotfi Méchichi
Doyen de la Faculté de Droit et des Sciences Politiques de Tunis et Professeur de droit public financier

14 janvier 2011, une date qui sera gravée dans l'histoire de la Tunisie. On parle désormais d'un président déchu et d'un peuple tunisien qui a rendu possible ce que l'on croyait totalement impossible .
La « révolution » du peuple tunisien a bien mérité l'interprétation et l'analyse. Donnant suite à notre démarche de scruter les faits auprès d'experts, notre invité est M. Lotfi Mechichi, Professeur de droit public financier et Doyen de la Faculté de Droit et des Sciences Politiques de Tunis. Il nous fait part de son point de vue sur certaines questions politiques économiques et sociales.

Comment pourrait-on expliquer la révolution populaire tunisienne ?
Permettez-moi d'abord d'apporter une nuance. Parler de révolution au stade où nous sommes aujourd'hui peut être vu comme un excès de langage. La révolution, c'est ce que l'on nous fait entendre au quotidien et à tout moment. C'est aussi ce que nous souhaitons voir se réaliser. Mais ce ne sont là que des mots et des souhaits. Le peuple tunisien a indéniablement réalisé la première phase de la révolution : la destitution d'un despote au bout d'une insurrection rampante et exemplaire en ce sens qu'elle a pu armer de courage, du même courage que celui de nos jeunes et à leur tête nos martyrs, les jeunes des peuples voisins et surtout du peuple égyptien qui a fini, lui aussi, par déboulonner son dictateur. Or chez nous comme chez les pharaons les grands socles de la dictature demeurent bien implantés.
Les Egyptiens ont peut être mieux fait que nous : leur constitution est suspendue et leur parlement dissout, ils revendiquent aussi un Conseil de la Révolution et un Gouvernement de technocrates où ne figure aucun visage du régime despotique de Moubarek. Ils sont donc sur la voie de réaliser le deuxième stade de leur révolution.
Mais chez nous, outre que certains visages du régime sanguinaire de Ben Ali prennent encore place au Gouvernement, la constitution est maintenue pour être bien plus violée qu'elle ne le fut sous l'ancien dictateur. Le parlement délègue l'essentiel de ses pouvoirs. Il est seulement mis en veilleuse et ses membres, serviteurs de Ben Ali, continueront à bénéficier de la même indemnité qui leur était servie auparavant et ce par imputation sur le budget de l'Etat. N'est-ce-pas là des vacances rémunérées aux frais du contribuable tunisien ? C'est une insulte à la révolution. Le président de la République par intérim réapparait plus de quinze jours après la déclaration du Conseil constitutionnel pour s'approprier, par délégation, le pouvoir législatif dans les domaines directement concernés par les revendications révolutionnaires (élections, liberté de la presse, amnistie, partis politiques, organisations non gouvernementales…). On nous rassure, cependant, que les décrets-lois de l'intérimaire ne feront que mettre en forme juridique ce que les commis(saires) des réformes politiques lui dicteront en substance normative. Du coup la révolution se trouve hypothéquée par un petit nombre d'experts choisis par un président nommé par le Premier ministre à la tête d'une commission sans texte créateur !!! Quelle insulte adresse-t-on au droit à travers ces magouilles justifiées par la soi-disant « force majeure » ? N'aurait-il pas mieux fallu, au nom de la même justification, un Conseil de la Révolution émanant des forces vives, des représentants crédibles de la société civile ? D'autant plus que c'est d'une oeuvre politique qu'il s'agit et non de technologie juridique. Ce qui n'exclut pas l'apport des juristes de tous bords mais leur intervention doit se situer en aval et non pas en amont. En amont, ce sont, faut-il le répéter, les forces vives de la société civile qui seules sont en droit de cristalliser les principes révolutionnaires et d'arrêter sur leur base le modèle de société qui sera véhiculé par les textes juridiques. Mais à condition d'être à la hauteur de leur responsabilité historique de serrer leur rang en vue de jouer leur rôle de force réelle de préservation des acquis de la révolution.
Le plus déplorable, et ce qui a certainement ouvert la voie à un certain dépassement (encore surmontable) de la société civile par une caste déjà impliquée avant même le départ du despote, c'est l'immaturité du peuple tunisien : Travailleurs, fonctionnaires, étudiants chômeurs, ont cru par opportunisme ou ont été manipulés par les nourris de l'ancien régime qui cherchent à les pousser à croire que toutes les revendications, parfois les plus personnelles et les plus futiles sont permises. Les principes révolutionnaires, pour la consécration desquels les gens sont sortis dans la rue et des martyrs ont succombé, ont vite été oubliés au lieu d'être cristallisés et revendiqués avec plus de pression. Cette exigence en mesure d'élever la révolution à sa seconde phase ne semble pas encore atteinte? Il n'est pas encore trop tard, tout peut être sauvé, il faut seulement faire vite de serrer les rangs et d'encadrer le peuple que Ben Ali a placé dans une totale ignorance politique et d'arracher les rênes des mains de ceux qui ont vite répondu, et sans état d'âme, aux appels des ennemis de l'éveil démocratique en Tunisie.

Par ces propos vous voulez dire qu'il n'y a pas encore une révolution accomplie mais plutôt une révolte ?
Non ! ce n'est certainement pas une simple révolte populaire : Le despote a tout de même été destitué et c'est déjà beaucoup. C'est une révolution dans sa première phase, qu'il est urgent de protéger des mains sales voire embourbées de l'entourage proche ou lointain du despote déchu et de son appareil dictatorial, le RCD ainsi que des forces occultes (que nous connaissons bien) qui veulent nous asservir.

Comment pourrait-on alors expliquer la révolution tunisienne ?
La révolution tunisienne s'explique, me semble-t-il, par des considérations économiques, politiques et sociales.
De l'angle de ma perception des choses, je place les causes économiques au premier plan. Car il me semble que tous les problèmes de notre société et de toutes les sociétés du monde sud-méditerranéen (d'autres sociétés n'en sont pas exclues, à l'instar de la Côte d'ivoire…) sont intimement liés aux plans d'ajustement structurel (P.A.S) qui nous ont été instigués (pour ne pas dire imposés) par le système de la Banque mondiale ainsi qu'aux accords d'association et l'O.M.C., pour asseoir le libre échangisme ultralibéral.
En effet, ces plans d'ajustement structurel ont coïncidé avec le démantèlement du bloc socialiste, la chute de l'empire soviétique et le regain de faveur du libéralisme dans ses formes les plus excessives et ce, dans un monde devenu unipolaire où un libre échangisme devait siéger surtout au plan des secteurs d'activités économiques (industrie et services) au titre desquels le monde occidental est avancé au point de ne craindre aucune concurrence gênante du côté des Etats sous-développés (flatteusement baptisés « en développement » ou mieux, « émergents »). Ces derniers pays deviennent dès lors l'extension des marchés occidentaux pour les multinationales occidentales les plus robustes et dont les représentants, personnes physiques, jouissent de l'entière liberté de circulation. L'inverse n'est cependant pas vrai. Les pays dits en développent ne peuvent pas faire valoir les points forts de leurs économies qui se situent, soit au plan agricole, soit aussi au plan des industries manufacturières de sous-traitance, notamment dans le textile. A propos de ces secteurs économiques, le contingentement remplace le libre échange. Du côté liberté de circulation des personnes, c'est dans la clandestinité que la plupart des personnes de nos pays se rendent sur l'autre rive de la Méditerranée quand ils parviennent à esquiver le double rempart de la mer et du traitement impitoyable que leur réservent les gardes côtes européens. En plus clair, ils écoulent librement leurs marchandises et leurs services sur notre marché et ils travaillent aussi librement chez nous.
En revanche, nous n'avons à écouler nos produits agricoles et manufacturiers en franchise des droits de douane et des taxes d'effet équivalent que pour ce dont nos partenaires ont besoin après avoir assuré l'écoulement de leurs propres produits similaires sur leur marché. De la même manière notre main d'oeuvre n'est acceptée que pour combler leurs lacunes. Quelle belle paire de roues de secours nos forces vives économiques constituent-elles pour eux?
Mais revenons au plan d'ajustement structurel qui a constitué, pour notre pays, la première structure qui devait permettre la désarticulation des structures de base de l'économie nationale et de reconsidérer la politique budgétaire en vue de jeter les bases de la plus abominable forme de néocolonialisme.
1-d'abord, la désarticulation de la structure économique tunisienne construite avant 1987. Elle s'est traduite par le désengagement de l'Etat qui devait cesser d'être commerçant notamment dans les secteurs dits concurrentiels. Ce qui s'est traduit par la privatisation partielle ou totale des entreprises publiques les plus rentables (Télécom, Radio, télédiffusion, cimenteries, agroalimentaire…). Inversement, l'Etat devait maintenir sa qualité de commerçant au regard des entreprises dites du secteur stratégique (comme si les télécommunications au capital largement ouvert aux participations privées, les cimenteries… n'étaient pas stratégiques pour l'Etat).
Bref ! Sous le système qui a précédé la nouvelle politique économique préconisée par la Banque mondiale, l'Etat était interventionniste. Il intervenait notamment par le canal de ses entreprises publiques qui permettaient l'absorption de la demande d'emplois. Il est vrai que certaines d'entre-elles ont eu des surcharges liées à cette politique de l'Etat qui faisait desdites entreprises, entre autres, des pôles de création d'emplois. Economiquement, ce n'était pas très sain mais c'était socialement nécessaire. Cependant, tout était articulé autour du budget de l'Etat : les déficits des entreprises publiques liés à la création d'emplois étaient épongés par des dépenses étatiques sous forme de subventions de fonctionnement compensées par les recettes, non moins étatiques, qui résultaient des bénéfices des entreprises publiques excédentaires. Car ce qu'il faut savoir c'est qu'il y a des entreprises publiques qui réalisaient de très gros bénéfices. Et que l'on soit honnête. Si dans le passé les déficits de certaines entreprises publiques étaient énormes, c'est tout simplement parce qu'elles étaient très mal gérées et sans doute, aussi, parce qu'elles étaient excessive spoliées par leurs dirigeants et par le parti. Tout le monde sait que des milliers d'adhérents au PSD (devenu RCD sous Ben Ali) se faisaient payer sur le budget des entreprises publiques sans y fournir de prestations en contrepartie. Et tout le monde sait également que parmi les plus grands hommes d'affaires tunisiens figurent d'anciens responsables des entreprises publiques. Malgré cela le chômage était combattu.
Le plan d'ajustement structurel préconisait, et Ben Ali et son ex-ministre (aujourd'hui Premier ministre) du Plan et de l'Economie puis des Finances, exécutaient au pied de la lettre un apurement des comptes des entreprises publiques et une restriction systématique de leurs charges salariales (non renouvellement des agents arrivés à la retraite, gel des salaires…). Ce qui leur a permis de recevoir des institutions internationales bailleresses de fonds le titre élogieux de bons élèves, titre qui a pour revers équivalent, chez nos dignes compatriotes, celui de traitres ou de vendus.
Une fois ainsi assainies, une fois retapées neuves, ces entreprises publiques (rempart contre le chômage avant 1987), étaient présentées à des prix dérisoires à la braderie à laquelle n'accédaient que la famille du despote et ses alliés les plus divers et les plus pervers, comme tous les nourris à travers l'histoire humaine. Une nouvelle classe d'anciens pauvres détient désormais les rênes de l'économie nationale. Leur ignorance et leur avidité font qu'ils n'ont aucun sens de l'investissement. Comment créeraient-ils de l'emploi alors qu'ils dévorent tous leurs bénéfices en les employant dans les consommations ostentatoires (constructions et voitures hyper luxueuses, hautes coutures, voyages dispendieux d'agrément, soirées mondaines…et, le comble des vices, expatriation de devises, bref tout ce qui est de nature à déséquilibrer la balance commerciale et celle des paiements sans générer d'emplois) ?
En plus, au plan financier, les établissements bancaires leurs octroient très souvent des crédits sans garanties sérieuses. Ce qui a poussé l'Etat à transférer les charges résultant du non remboursement de leurs dettes sur le contribuable tunisien : les établissements financiers sont admis à provisionner 100 % de leurs créances douteuses pour les inscrire en charges réductrices de leurs résultats fiscaux. Or, d'où proviennent les créances des banquiers ? N'est-ce-pas de leurs opérations de location d'argent, des prêts qu'ils accordent aux entreprises, notamment celles détenues par la caste mafieuse de la famille régnante?
Malgré tout çà, les Etats occidentaux ainsi que les institutions financières internationales continuaient à gratifier le régime corrompu. Quel miracle tunisien voulaient-ils nous faire admettre? Cela va de soi, puisque leur objectif était (il l'est encore) que les entreprises occidentales « partenaires » ne se fassent aucun souci. L'essentiel est qu'elles aient des partenaires tunisiens qui leur servent de courroies pour l'écoulement de leurs marchandises et leurs services : Mercédès, KIA , Wolsvagen, Audi, Peugeot, Ford, Jaguar, Carrefour, Geant, Bricorama, Orange, Todini… toutes ces entreprises et tant d'autres ont besoin de partenaires pour écouler leurs marchandises et leurs services sur le marché tunisien et, de façon générale, sur tous les marchés du tiers monde. Que leur importe alors l'honnêteté de leurs partenaires directs vis-à-vis de leurs concitoyens du moment qu'elles ne soient pas arnaquées elles-mêmes? Du moment qu'elles réalisent leur profit, expatrient leurs bénéfices et impliquent leurs partenaires dans l'expatriation des devises ? C'est une autre insulte au peuple tunisien auquel on n'a pas arrêté de chanter que la stabilité politique doit être préservée pour attirer les investissements directs étrangers (I.D.E). De fait, il y a lieu à s'interroger si le montant global des I.D.E. compense les sommes colossales de devises qui ont traversé nos frontières pour renflouer les caisses des banques occidentales et donc pour être investies en Occident. Ironie du sort, on investirait plus chez eux et sans rapatriement de bénéfices qu'ils n'investiraient chez nous avec expatriation de bénéfices : voilà ce qu'est le modèle libre-échangiste qui nous est proposé par nos asservisseurs prétendument partenaires, via le despote Ben Ali qu'ils n'ont fait que soutenir pour nous brimer. Voilà le plan diabolique du plus abominable des modèles néo-colonialistes. Ils sont toujours nos bourreaux, ils se masquent seulement derrière les dictateurs qu'ils placent et soutiennent jusqu'au bout et récompensent par l'enrichissement crapuleux de leurs familles qui servent de courroies entre le capital occidental et les richesses de nos nations ainsi systématiquement spoliées. Leurs cris d'alarme pour la préservation des droits de l'homme chez nous ne seraient que des mascarades qu'ils utilisent pour cacher leur vrai jeu.
2- Ensuite, les P.A.S. et le libre-échangisme qu'ils véhiculent et que cristallisent l'O.M.C., les politiques de mise à niveau et les accords d'association, dictent, entre-autres, aux Etats tiers-méditerranéens et donc à la Tunisie de nouvelles politiques financières: austérité budgétaire, plafonnement drastique du déséquilibre budgétaire, incitations fiscales et financières servies non plus aux démunis, comme auparavant, mais aux détenteurs de capitaux, emprunts extérieurs affectés directement aux projets cautionnés par les Etats et organismes internationaux bailleurs de fonds, démantèlement des droits de douane et des taxes d'effet équivalent à des droits de douane pour la plupart des produits originaires de l'union européenne, et baisse des droits de douane pour les produits d'autres provenances dans le cadre du GATT-OMC. Les résultats sont naturellement ceux qui ont conduit à la révolution.
a- L'austérité budgétaire et les limitations du déficit budgétaire visaient à rassurer l'Occident et les organismes financiers internationaux à se faire rembourser leurs créances sur la Tunisie, oubliant que l'essentiel de l'encours de la dette tunisienne résultait de son gonflement artificiel. Au même moment, l'Etat lui-même et ses démembrements organiques devaient cesser de constituer des vecteurs d'emploi. La fonction publique ne renouvelle que très partiellement ses retraités. Et pour la faible part où elle le fait, elle propose à la majorité des nouveaux recrutés la précarité du contrat. Les rémunérations des fonctionnaires sont plus que gelées, elles se dégradent et ce dans la mesure de la différence entre le taux futile des augmentations et les taux galopant de l'inflation. Le pouvoir d'achat de l'agent public s'amenuise et avec lui la qualité de ses prestations et son rendement. C'est la paupérisation organisée de la classe moyenne et la dégradation orchestrée de la prestation publique.
b- Les subventions de l'Etat changent de sens. Les subventions positives classiques imputées sur les dépenses de l'Etat sont servies aux détenteurs de capitaux à divers titres : environnementaux, tourismes, charges salariales, insertion dans la vie professionnelle des diplômés (S.I.V.P.)... Les incitations fiscales en faveur des mêmes cibles et le plus souvent pour les mêmes objets sont, elles aussi, des subventions étatiques, mais négatives dans la mesure où elles constituent une renonciation de l'Etat à tout ou partie de sa créance fiscale. Leurs motifs sont également risibles : créer de l'emploi, (on n'en voit que très peu) ; assurer le développement régional, (Bouazizi et tous les autres martyrs décédés ou vivants n'en ont pas bénéficié) ; Protéger l'environnement (on le voit, depuis, se dégrader à un rythme plus accéléré) ; promouvoir les exportations pour équilibrer les balances commerciale et des paiements (elles accusent, au contraire, des déficits dus aux importations de produits ostentatoires que nos exportateurs se payaient grâce aux bénéfices tirés des avantages fiscaux et financiers que leur prodigue l'Etat). Quelles sont belles ces nombreuses récompenses offertes à un grand nombre d'entreprises qui, au lieu de remplir leurs fonctions économiques et sociales et s'acquitter de leurs obligations fiscales, se font plutôt servir par le budget de l'Etat l'argent du contribuable ?
c- Venons maintenant à la question des emprunts extérieurs affectés à des projets précis. Il faut d'ores et déjà savoir que ces emprunts n'ont, jusque-là, servi qu'à financer des projets dits rentables. Rentables pour qui, faut-il s'interroger ? La réponse est claire : pour l'essentiel les projets financés sur ce type d'emprunts conditionnés ont été réalisés sur le littoral. Le dessein est clair ; favoriser la libre circulation des marchandises des partenaires européens de la caste complice du despote déchu. Une étude sérieuse le démontrera au chiffre près. La part des régions défavorisées dans les sommes faramineuses de ce procédé de financement est quasiment nulle. Mais ce qu'il faut savoir, c'est que tous les Tunisiens, génération actuelle et surtout futures doivent s'atteler à la tâche de rembourser cette dette excessive que nous a léguée le despote et ses ministres qui se prévalent de la technocratie aux mains propres, alors qu'ils sont des complices de choix dans la spoliation de la Tunisie. Le plan diabolique dont ils sont les exécutants dociles est le suivant : les Occidentaux nous prêtent de l'argent pour construire les infrastructures (le plus souvent par leurs entreprises) qui servent à l'écoulement de leurs marchandises et à la plaisance de leurs concitoyens. Ca me rappelle le proverbe tunisien qui dit « yaklou el kastel b'yed el kattoussa » (ils mangent le marron grillé sans se souiller les mains par sa peau calcinée). N'est-ce pas diabolique tout çà ?
d- Le démantèlement des droits de douane ou leur baisse répond au même objectif : les produits importés des pays technologiquement de loin plus développés sont bien nettement plus compétitifs que les nôtres. Résultat : faites de la sous-traitance et taisez-vous. Voilà la dépendance en profondeur. Voyez-vous plus clairement maintenant en quoi le libre échange qui nous a été imposé depuis 1987 véhicule la « forme la plus abominable du néocolonialisme » ? C'est ce modèle diabolique qui est maintenant en train d'échouer. Ca ne plait pas à tout le monde ; surtout pas à ceux qui l'ont fabriqué.

Qu'en est-il des causes politiques et sociales ?
Vous voyez que le système économique tel qu'il résulte déjà du schéma du plan d'ajustement structurel et des politiques partenariales auxquelles la Tunisie a adhéré militent en faveur d'une concentration des capitaux entre les mains d'une minorité de privilégiés et donc forcément d'une paupérisation du reste de la société. Ajoutons à cela les excès déjà analysés et qui résultent d'ailleurs de la logique même du système. A quoi doit-on s'attendre pour faire tourner la machine ? C'est naturellement à un dictateur qui écrase la société entière, la bâillonne, l'opprime, la brime par un appareil policier et administratif qui, sachant l'importance des services qu'il rend au dictateur, ne tardera pas à mettre la main dans la sauce. La corruption et le népotisme, les excès les plus divers, les exactions de tous genres, le clientélisme gagnent donc, comme un cancer, le tissu social. Un climat de peur, d'insécurité et de haine règne.
Par ailleurs, des solutions expéditives sont données à l'incapacité des entreprises de créer de l'emploi. Le populisme va alors être la solution. On brade le baccalauréat. On ne fait plus attention au niveau des élèves et des étudiants. Mais, ce faisant, on diffère la bombe du chômage et on crée le chômage des diplômés qui génère les haines les plus acerbes, les mécontentements les plus aiguisés, sans parler des extrémismes de tous courants. Les autres expédients sont les stages d'insertion à la vie professionnelle (S.I.V.P.) pour une année renouvelable une seule fois. Ça me rappelle un petit peu le cahier de roulement des bancs de l'école primaire. En tous cas c'est bien moins primaire : le stagiaire dont le stage n'est pas concluant sera remplacé par un autre. Autrement dit, des chômeurs goutent au travail mais pas pour longtemps. De nouveau, de jeunes diplômés vont se trouver sans le sou après en avoir eu quelque temps et après avoir cru accéder à un monde meilleur.
Vous comprenez alors parfaitement pourquoi les mécontentements se sont aiguisés, le feu de la révolte s'est attisé et les répressions renforcées. Ben Ali, le despote, a cru s'en tirer d'affaire : il a la société sous son contrôle, elle lui obéit, elle a peur et, de peur elle le clame ou garde le silence. Et pour s'en réjouir ou pour se convaincre de cette totale soumission de la population, il trafiquait les urnes pour donner l'impression, qu'à 99%, il est incontournable. C'est tout simplement une fuite en avant ou comme on le dit dans notre jargon «kedhebtou jaddit alih » (il a cru à son mensonge).
En réalité, quand, par l'oppression, on maintient un peuple, pendant vingt trois ans, dans l'obéissance, dans le silence total et dans l'oppression la plus aveugle cela ne veut pas dire qu'on a la société sous son contrôle. Le peuple encaisse, il reste silencieux mais ses réactions se font naturellement violentes. En effet Ben Ali était un dictateur suffisamment inculte pour omettre de placer dans son système la moindre soupape de sécurité. A l'image d'une cocotte dont la soupape est bouchée, à tout moment son système était prêt à éclater. Et heureusement, il a éclaté dans un bain de sang certes, mais un bain qui aurait pu être bien plus grave. L'homme ayant un historique de grand sanguinaire ; c'est un criminel contre l'humanité qu'il faut juger surtout à ce titre et non pas au seul plan patrimonial.
Ce sont donc les politiques d'ajustement structurel et de partenariat avec l'occident telles qu'elles nous ont été dictées, avec les injustices sociales qu'elles induisent, la stérilité économique qu'elle véhiculent qui portent la dictature en germe et la soutiennent. Mais elles portent aussi en germe leur autodestruction : leur compte à rebours s'est déclenché à l'avenue Habib Bourguiba à Tunis avec la destitution de Ben Ali le 14 janvier. Moins d'un mois après, l'Egypte a suivi et les châteaux en carton sont encore nombreux dans notre monde arabe, de son Maghreb à son Machrek. A qui le tour dans les prochains jours, c'est ce qui reste à savoir. En tout cas ça chauffe fort, maintenant.

Selon vous, quel sera l'impact de cette révolution et ses solutions au plan économique?
La réponse à cette question doit être donnée à travers deux angles ; l'angle conjoncturel, mais aussi l'angle structurel.
1- Sous l'angle conjoncturel, il y a, certes, des perturbations importantes de l'économie nationale mais qui ne doivent pas être exagérées. L'économie nationale n'en mourra pas. C'est une conséquence logique de toute révolution que d'être confrontée à un freinage de l'économie. Il faut, cependant, faire attention parce que les demandes sociales se font tous azimuts. On assiste quotidiennement à de nombreuses revendications dans tous les secteurs économiques, aussi bien publics que privés. Cela va générer des problèmes pour les entreprises privées, qui doivent savoir réagir pour pouvoir se rétablir et se remettre sur pied, mais aussi pour les administrations et les entreprises publiques également confrontées aux revendications les plus diverses. Les agents publics, toutes catégories confondues, font pression sur les autorités publiques ; certains pour transformer leurs contrats en recrutements définitifs, d'autres pour des augmentations de salaires, d'autres pour leur réintégration après avoir été révoqués sous l'ancien régime. Si l'on ajoute à ces revendications la lourde facture qui résulte des dégâts causés aux biens publics lors de la révolution et si l'on ajoute, aussi, la moins-value des recettes ordinaires de l'Etat fiscales et non fiscales, on comprend vite que l'impact est assez lourd sur le budget en cours. Cela va obliger le gouvernement de transition à réagir assez vite mais sereinement pour que la situation ne devienne pas intenable et demeure contrôlable.
Le gouvernement, à mon avis, est obligé aujourd'hui de revoir le budget de l'Etat de façon prospective pour ce qui reste de l'année. S'il continue à réagir aux demandes sociales, au coup par coup, il risque de ne plus pouvoir contrôler financièrement la situation pour ce qui reste de l'année. Un acte budgétaire rectificatif de la loi de finances pour 2011 doit donc être pris pour répondre à l'urgence de revoir l'équilibre général du budget, à travers la mobilisation des ressources budgétaires, à travers des économies budgétaires sur certains postes, et à travers, aussi, des interversions de crédits entre les différents postes budgétaires en privilégiant, naturellement, ceux qui répondent le mieux aux demandes sociales les plus urgentes.
En outre et concomitamment l'Etat doit confisquer les biens et entreprises de la famille de l'ex-dictateur et leurs alliés : Leurs escroqueries sont d'une évidence telle que personne ne comprend pourquoi ça n'a pas encore été fait ni d'ailleurs pourquoi on attend le rapport d'une commission qui n'aurait eu de probité que si le dictateur qui l'a créée, le 12 janvier 2011, était encore aux commandes de l'Etat. Après le 14 janvier, après le succès de la révolution, la continuité de cette commission traduit la continuité du régime de Ben Ali et s'inscrit dans le sens de l'empiètement sur le pouvoir judiciaire. Après le 14 janvier, les maîtres mots devraient être confiscation et jugement ; c'est à eux de prouver leur innocence.
2-Sous l'angle structurel, je pense que ce qui s'est produit en Tunisie et en Egypte (et ce qui se passe maintenant au Yémen, en Libye et qui s'étendra, fort probablement, à d'autres contrées), n'est que l'annonce claire et nette de l'échec des politiques ultralibérales et d'ajustement structurel et donc forcément de celui du système financier international construit par les tenants du libéralisme aveugle, monétaristes et économistes de l'offre. Il s'ensuit qu'en toute logique, l'ultralibéralisme aveugle doit définitivement être abandonné. Je pense que la réaction serait, d'abord le retour de l'Etat dans l'économie, ensuite une négociation d'emprunts à taux véritablement préférentiels auprès des organismes financiers internationaux et enfin, le réexamen de notre partenariat avec l'Union européenne sur des bases égalitaires.
a- L'Etat devrait d'abord se faire rétrocéder ses entreprises publiques pour créer de l'emploi. Cela doit se faire assez vite et aux mêmes prix pour lesquels elles ont été cédées. Les erreurs du passé doivent être évitées. La gestion de l'entreprise publique doit être fondée sur la transparence et la participation à travers un véritable actionnariat salarié qui favoriserait une plus grande responsabilisation, une meilleure productivité et un contrôle efficace de l'intérieur. L'actionnariat salarié, pour une partie du capital qui sera rationnellement déterminée, peut et même doit être appliqué aux entreprises privées autres que les établissements financiers et les assurances. C'est à l'Etat de l'imposer législativement.
Cette gestion participative favorise, à terme, le développement des entreprises publiques et privées, dynamise l'économie, accroît les investissements et favorise forcément le développent régional et la création d'emplois.
b- L'Etat doit aussi procéder à des négociations d'emprunts à taux véritablement préférentiels auprès des organismes financiers internationaux et des Etats occidentaux qui disent être prêts à nous aider pour assurer le succès de notre révolution démocratique. Ces emprunts sont urgents pour permettre à l'Etat de veiller au développement régional. Ils devront financer les implantations régionales de pôles industriels publics et privés, de coopératives agricoles et de distribution dans les régions les plus démunies. Il faut creuser des puits profonds dans les zones arides et semiarides pour favoriser les cultures irriguées. Si les régions périphériques sont défavorisées, c'est parce qu'il n'y a eu absolument aucune action économique notable du côté de l'Etat. C'est l'Etat qui avait choisi, que ces zones soient défavorisées, par ses politiques économiques, sociales et régionales presque exclusivement branchées sur le littoral. Les ressources agricoles ou humaines ne manquent pas dans ces zones. Ce ne sont pas que les investissements et les infrastructures qui, hélas, font défaut. Aucune décentralisation économique n'a été abordée ni par le régime du despote Ben Ali, ni par Bourguiba. Il est temps de le faire. Sidi Bouzid, Kasserine ou Thela …par exemple, sont des régions potentiellement riches au plan agricole. Il faut seulement leur donner le coup de fouet nécessaire par les financements adéquats pour permettre à leurs populations de les valoriser et de se valoriser, elles-mêmes, et d'avoir la fierté de contribuer au développement de la Tunisie. Quand une région se développe, c'est tout le pays qui se développe. C'est çà le processus du plein emploi.

En plus, des synergies interrégionales peuvent être créées?
Oui, tout à fait. Il y aurait des synergies, si l'Etat mettait progressivement le paquet pour financer un vrai réseau de transport routier et ferroviaire qui lient toutes les régions entre-elles. C'est honteux de savoir que le réseau ferroviaire dont nous disposons aujourd'hui ait été réduit par rapport à celui construit par les colons. Les révolutions dans les pays industrialisés se sont faites grâce au transport ferroviaire ; ce sont les chemins de fer qui ont fait la révolution industrielle en Occident.
Comment peut-on assurer la circulation des marchandises et des personnes de Sidi Bouzid, de Kasserine, de Gabès, de Tabarka, Douz… ? Comment faciliter les implantations industrielles dans ces régions défavorisées sans qu'il n'y ait les infrastructures routières et ferroviaires nécessaires ? La complémentarité des régions n'a jamais été explorée et les richesses qu'elle est censée induire n'ont pas encore été exploitées.
Une autre chose qu'il ne faut pas omettre de soulever. C'est l'urgente révision de la réglementation des marchés publics qui a favorisé un gaspillage intolérable des deniers publics en contrepartie d'un enrichissement scandaleux des particuliers.
c- Pour notre partenariat avec l'Union européenne, vous savez que depuis son histoire la plus reculée, la Tunisie a été un pays ouvert sur toutes les civilisations. N'oubliez pas que si les Tunisiens autochtones sont berbères, ils n'ont pas moins été croisés par les Phéniciens, les Romains, les vandales, les Arabes, les Européens espagnols et français… Donc notre ouverture demeure pour nous une richesse. Dans nos relations avec nos voisins et amis européens le partenariat est un acquis qu'il faut parfaire et non rejeter. Son réexamen sur des bases égalitaires doit être exigé. Au plan de la circulation des marchandises et des services d'abord, je ne vois pas pourquoi le libre échange ne soit pas généralisé à tous les secteurs. Le contingentement ne doit plus être accepté par nous surtout qu'il s'applique aux secteurs que nous maîtrisons et qui font nos atouts sur le marché européen. La circulation des personnes doit, elle aussi, être revue dans le sens d'une progression vers une plus grande liberté pour nos concitoyens. Vous savez qu'on n'est jamais mieux que chez soi. Il suffit seulement que le développement économique favorise l'emploi.

Au sujet de la liberté d'expression, que pourrait-être votre avis ?
A mon avis, la liberté d'expression ne va plus poser de problèmes, aujourd'hui. Le peuple a parlé et a explosé. C'est vrai que parce que le peuple n'a pas parlé pendant vingt-trois ans, il ne sait pas encore parler. Il est en train d'évacuer. Je suis sûr que les choses vont s'apaiser et que les esprits vont se calmer. Je suis sûr que l'expression sera de meilleure qualité et sera d'une épaisseur qui encadrera tous les citoyens quels que soient leur région, rang social, genre ou appartenances politiques.
La liberté d'expression acquise grâce à la révolution, bien que relativement malmenée aujourd'hui, sera rétablie dans son ordre, dans son intelligence, dans son épaisseur et dans ses cibles.

La liberté d'expression est un atout. Pensez-vous qu'elle sera maintenue ?
Bien sur que oui. Cette liberté, ce levier indispensable de la démocratie, a été arrachée ; ce n'est pas un octroi du prince. Je sais que des tentatives de restriction sont actuellement entreprises. On le perçoit nettement à travers certaines chaines et certains journaux qui sont en passe de se réduire à de simples porte-paroles du gouvernement provisoire. Ils ferment les yeux sur des évènements d'une importance majeure pour le devenir de la révolution. Ils nous remettent au passé : l'argent dérobé par le despote et sa famille, le fils illégitime de celui-ci, la détérioration de l'Etat de santé de Moubarek ou la préparation de ses obsèques… lls se trompent littéralement en revenant à leurs vieux reflexes. Parce que la liberté d'expression n'a pas pour seuls sièges les chaines de télévision ou de radios ou les journaux les plus dotés… La rue, les scènes de théâtre, la chanson, le cinéma, facebook, you tube, les journaux libérés, les chaînes et la presse étrangères nous permettent d'exercer notre liberté d'expression et nous tiennent informés de tout ce qui se passe aujourd'hui chez nous et à l'étranger. Ces autres moyens d'expression offrent aussi aux tunisiens les meilleurs analyses et les meilleurs commentaires. Pourquoi, par exemple nos journaux et nos chaines ne commentent pas la très grosse bourde du ministre du développement régional qui, interrogé par un jeune citoyen rusé sur le montant du budget de l'Etat pour 2011, il répond : 40 ou 50 mille milliards. Pour lui les 10 mille milliards de différence entre les chiffres 40 ou 50 qu'il a avancés ne sont qu'une simple approximation. Drôle d'approximation de Monsieur le ministre du développement régional !!! Il ignorait, que ces 10 mille milliards correspondent exactement à 52,36 % (plus de la moitié) du budget tunisien pour l'année en cours qui a été arrêté à 19,129 mille milliards. Un moment plus tard, après avoir été renseigné sur le chiffre exact par le même jeune futé auteur de la question, le ministre reprend pour indiquer qu'il avait confondu et qu'il avait, en vérité, avancé le chiffre du PIB. Deuxième grosse bourde : le PIB pour 2011 dépasserait les 60 mille milliards selon les prévisions macroéconomiques ; soit un écart positif de plus de 33%, (le tiers) par rapport au chiffre 40, et plus de 16 % par rapport au chiffre 50, les deux chiffres avancés par le ministre. Ce fait politique significatif n'a pourtant fait l'objet d'aucun commentaire de provenance médiatique tunisienne.

Pourquoi s'agit-il d'un fait politique significatif ?
Vous voulez savoir pourquoi ? Eh bien tout simplement pour deux raisons.
-D'abord, il s'agit du ministre du développement régional. Et quand on a cette charge pour fonction, on doit maîtriser le plus rigoureusement possible les grandes valeurs économiques, c'est-à-dire les agrégats macroéconomiques et les moyens financiers de l'Etat et surtout la part de son ministère dans le budget de l'Etat. Je n'aurai pas aimé être à sa place si le jeune homme avait poussé sa ruse au point de lui demander quel montant de crédits demanderait-il pour faire face à sa fonction, l'une des plus cuisantes du gouvernement provisoire parce que c'est ce qui a le plus pousser les jeunes à la révolution.
- Ensuite, parce qu'il me semble que ledit ministre s'inscrit déjà dans une logique électorale. Il viserait les présidentielles. Un candidat éventuel à la présidence qui ignore les moyens de l'Etat qui détermineraient son programme électoral, c'est tout simplement impardonnable. C'est du jamais vu dans les sociétés démocratiques.
Je n'invente rien sur les intentions très vraisemblables dudit ministre. Sur le même plateau de France 24 du jeudi 17 février 2011, il utilise déjà l'expression « adversaires » à l'endroit de M. Rached Ghannouchi et de M. Mustapha Ben Jaâfar. Ça y est, les réformes politiques sont déjà cristallisées. On nous reconduirait le présidentialisme dictatorial de Ben Ali. Et, leur futur candidat (si j'ai bien compris), M. Mohamed Néjib Chebbi interpelle ses jeûnes contradicteurs sur le même plateau : « qui vous a chargé ? » (de vous présenter comme gardien de la révolution). Ce style intimidant du monsieur avait bloqué ses jeûnes interlocuteurs qui auraient dû répondre : c'est notre citoyenneté recouvrée qui nous en a chargés. Monsieur le ministre ne semble peut être pas comprendre que personne n'a chargé les jeunes de conduire la révolution et de donner des martyrs à la Tunisie et de destituer le despote Ben Ali. C'est leur sens de la dignité, leur amour pour la liberté, leur sens de la citoyenneté et leur droit inaliénable à la participation dans les politiques qui déterminent leur destinée… qui les ont chargés de le faire. Ce sont les mêmes forces nobles et invisibles, mais fortement enracinés en eux, qui les chargent, aujourd'hui, de se porter gardien de leurs acquis. C'est cela que quiconque veut désormais gouverner le pays doit aujourd'hui comprendre.

Que recommandez-vous pour qu'on puisse surmonter la situation actuelle ?
Nous vivons aujourd'hui un certain désordre. Mais c'est tout à fait normal que la première phase d'une révolution soit suivie de désordre. Cela s'explique, d'abord par les errements du peuple qui vient de gouter à la liberté et qui croit que toutes ses revendications vont être exaucées immédiatement. Cela s'explique aussi par l'infiltration des opportunistes qui, des plus intelligents aux plus petits des délinquants, cherchent à tirer le maximum de profit. Les uns pour se positionner au devant de la scène politique, les autres pour se remplir les poches. Cela s'explique enfin par les manoeuvres diaboliques des uns et des autres. Celles des puissances étrangères qui, tout en prétendant leur faveur pour la protection des droit de l'homme, laissaient faire le dictateur et le protégeaient même dans son action spoliatrice du peuple. Celles aussi des poches de résistance à la révolution représentées par tous ceux qui profitaient de l'ancien régime, des hommes politiques, aux hommes d'affaires, aux ramasseurs de miettes qui mangeaient dans les mains de la famille du président déchu. Ce désordre est par ailleurs alimenté par l'absence ou au moins la faiblesse de l'encadrement de la révolution tunisienne. Heureusement qu'aujourd'hui la société civile est en train de fournir un sérieux effort d'encadrement.
-Pour surmonter la situation actuelle, il faut d'abord savoir convaincre le peuple que la transition démocratique et l'amélioration du sort des démunis et des moins démunis ne peut s'inscrire dans la durabilité que si les réformes de l'Etat prennent le temps nécessaire pour être maturément agitées. Il y a certainement des urgences, des priorités auxquelles il faut rapidement remédier. Mais, ce qui est recommandable aujourd'hui c'est la patience pour satisfaire les aspirations économiques, politiques et sociales.
Il est également urgent de s'occuper plus sérieusement de la traduction devant la justice des criminels de l'ancien régime, notamment pour leurs crimes contre l'humanité. La responsabilité politique des acteurs de l'ancien régime doit, elle aussi, être déterminée et adéquatement sanctionnée. C'est indigne que de hauts responsables de l'ancien régime continuent encore à tirer les ficelles. Ce n'est pas de là à prêcher la vengeance. Rendre compte politiquement n'est pas un impératif curatif de ce qui s'est produit dans le passé, mais c'est plutôt un impératif préventif ; le devenir de la révolution en dépend. Mais c'est dans un climat de tolérance et de pardon (quand le pardon est admissible) que les responsabilités doivent être déterminées. La raison et le souci de la réconciliation nationale doivent faire éviter aux tunisiens, qui ont recouvré leur citoyenneté, de tomber dans l'abominable logique des règlements de comptes qui ne nous fera que basculer dans le sens arrière. Encore une fois, c'est à la justice de jouer son rôle. On n'arrache pas ses droits, on les recouvre. La meilleure manière de recouvrer ses droits c'est que leur rétablissement se fasse par une instance indépendante et juridiquement habilitée, c'est–à-dire une juridiction. C'est la manière la plus civilisée. Et qu'il ne nous soit pas chanté que l'appareil judiciaire tunisien ait été sali par l'ancien système. Ce serait un fallacieux prétexte. La majorité sur-écrasante des magistrats tunisiens sont nobles. Le régime déchu n'a pu impliquer qu'une minorité d'individus corruptibles, parce que cupide.
Par ailleurs la vigilance de la société civile est de rigueur. Nombreuse sont les révolutions avortées, parce que volées par les forces obscures du passé ou par les intellectuels opportunistes qui croient être en droit de représenter le peuple en traduisant dans les réformes institutionnelles l'Etat dont ils rêvent et non pas l'Etat auquel aspire le peuple qui a fait la révolution. Le Conseil de Protection de la Révolution récemment déclaré par une alliance des représentants de la société civile est à ce propos la meilleure des voies pour veiller à ce que des dérapages ne se produisent pas.
Il y a tout un arsenal de règles juridiques qui régissent les rapports entre les gouvernants et les gouvernés. Les règles constitutionnelles devraient être revues dans le sens du modèle de société qui fait l'adhésion de tous les courants politiques, de toutes les régions, des deux sexes, des jeunes et des moins jeunes. Chaque tunisien a le droit de voir ses aspirations se profiler dans la constitution et les lois fondamentales de la République.
Donc, à mon sens, la première chose à discuter c'est le modèle de société que nous voulons. Ce modèle n'est pas le modèle de société que je propose, c'est le modèle de société que scrute la volonté du peuple. Et pour que cette volonté s'arrête sur un modèle de société, il faudrait que toutes les parties prenantes de la société civile proposent leurs manières de voir ce modèle de société et contribuent de manière directe ou indirecte à sa conception. On ne crée pas de modèle de société dans les bureaux. Ces modèles partent de la base, de la société. Ce sont les modèles de société durables.
Encore une fois la vigilance est de rigueur pour que le modèle de société auquel aspirent les jeunes et toute la société civile ne soit pas parachuté d'en haut. Le modèle de société que retracent nos lois fondamentales que sont la constitution, le code électoral, les lois sur la liberté de la presse, etc., a été rejeté par le peuple parce que bourré d'at berté de la presse, etc., a été rejeté par le peuple parce que bourré d'atteintes graves aux libertés citoyennes. Et s'il l'était c'est parce qu'il était parachuté d'en haut par des intellectuels à la solde de l'ancien dictateur, et à leur têtes certains juristes de toutes les facultés de droit, parmi lesquels certains sont peut être aujourd'hui commandités pour nous refaire nos institutions. On a l'impression que quelque part, on a tendance à vouloir nous remettre ce modèle qui a échoué, moyennant quelques maquillages. C'est pour cela qu'il faut être vigilent.

Comment pourrons-nous reconstruire ? À travers les textes de loi ?
Oui à travers les lois fondamentales de la République. Mais attention, ces textes ne doivent pas être écrits par un petit groupe isolé. Comme je l'ai dit précédemment, les lois fondamentales de la République doivent être refaites en fonction de ce que veulent les forces vives de la nation, les forces de la société civile. Nous avons besoins de textes constitutionnels qui permettent à toutes les fractions de la société civile d'être présentes dans le pouvoir politique et de l'exercer réellement. . C'est pour cette raison que je ne peux qu'adhérer à l'appel pour une assemblée nationale constituante. Cela doit se faire aussitôt terminée la refonte du code électoral sur les seuls points précisément nuisibles à la représentation réelle de toutes les forces vives de la société civile dans cette constituante.

Dans quel sens la nouvelle constitution pourrait-elle aller ?
Il n ya pas qu'une seule réponse. Personnellement, je penche vers une constitution qui préconise la laïcité de l'Etat (à l'image de la rue aux moments forts de la révolution) et qui consacre un régime parlementaire fondé sur une séparation souple des pouvoirs. Une constitution qui assure aussi la plus grande participation aux jeunes et ce, à la fois par la limitation de l'âge des candidats (entre 60 et 68 ans, 65 ans serait un bon milieu) et par la limitation du nombre de mandats (un seul mandat de cinq ans, c'est ma préférence, ou au plus, deux mandats de 4 ans). Cessons d'être des bêtes de la politique. Laissons les citoyens se relayer sur le pouvoir. Donnons plus de chance aux femmes et aux jeunes et surtout, faisons leur confiance. Donnons à ceux qui ont servi l'Etat le temps de vaquer à d'autres occupations, professionnelles pour ceux qui n'ont pas encore atteint l'âge de la retraite, éducation des petits enfants, créations artistiques, actions bénévoles, écriture de leurs mémoires…., et rien n'interdit de les consulter sur des points politiques où ils peuvent être utiles. Ce n'est certainement pas payant mais ça incarne la citoyenneté pure et ça inspire le respect.
Ceci dit, une vraie justice constitutionnelle ouverte à l'action de tout citoyen est incontournable, me semble-il, pour assurer l'effectivité du respect de la constitution et sa suprématie. La constitution doit aussi être rigidifiée sur les points essentiels de sa philosophie et des acquis de la nation : laïcité, régime républicain, séparation des pouvoirs, régime politique… et pourquoi pas statut de la femme?

Le régime parlementaire n'a-t-il pas été contesté par certaines voix autorisées ?
Oui, je le sais. Mais pourquoi nous glisse-t-on que le régime parlementaire risque d'être dangereux pour la Tunisie. Pourquoi risque-t-il de l'être ? Et quel régime parlementaire risquerait-il d'être dangereux pour la Tunisie. Il y a des régimes parlementaires rationalisés qui peuvent être adoptés et adaptés à la Tunisie.
A mon sens, c'est le régime présidentiel et ses succédanés (les présidentialismes) qui sont réellement dangereux. D'ailleurs, le seul régime présidentiel qui a réussi, à travers le monde, est celui des Etats-Unis d'Amérique. Sa réussite est peut être due aux pouvoirs notamment financiers que détient le Congrès, pouvoirs qui ont poussé certains constitutionalistes à se douter sur la nature profonde du régime américain ; est-il présidentiel ou congressionnel ?
En revanche, dans tous les Etats qui se sont inspirés du régime présidentiel américain, on a tourné très vite aux dictatures. Ce sont des régimes présidentialistes qui ont placé l'essentiel du pouvoir entre les mains du président de la république.
En faisant le bilan, un seul régime présidentiel (s'il ne penche pas vers le congressionnel) a réussi. Il s'agit de celui des Etats-Unis qui est un pays traditionnellement démocratique et économiquement nanti ; c'est en plus un Etat de forme fédérale et aux dimensions colossales dont la meilleure représentation unificatrice ne pourrait, vraisemblablement, se faire que par ce régime. Dans tous les autres pays, le régime présidentiel a systématiquement viré vers la dictature.
En revanche, pour les régimes parlementaires, on ne pourrait pas aboutir à la même conclusion. C'est vrai que des régimes parlementaires, parce qu'ils n'ont pas été rationalisés, ont viré vers la dictature. Le régime hitlérien, par exemple, est un régime parlementaire qui a tourné vers la dictature parce qu'il n'y a pas eu rationalisation au moyen des modes de scrutin et des majorités requises pour faire jouer la responsabilité du gouvernement.
Que je me rappelle ! Il y a trois révolutions et trois transitions vers la démocratie qui se sont faites, vers la fin du siècle précédent, au Portugal, en Espagne et en Grèce. Ces trois pays sont des pays latins, ils ont une culture et des tempéraments méditerranéens très proches des nôtres. Ce sont trois pays où l'élément religieux est très ancré. Leur niveau de développement économique était, aux moments de leurs révolutions, quasiment le même que celui de la Tunisie d'aujourd'hui. Ces pays ont retenu le parlementarisme bien que l'Espagne y été acculé en raison de la monarchie.
On ne pourrait, honnêtement, pas affirmer que le régime parlementaire rationalisé et adapté à la Tunisie ne puisse pas réussir. C'est, à mon sens, un régime garant de la démocratie future en Tunisie. Parce qu'on n'aura plus un président qui pourra, d'une manière ou d'une autre, détourner le pouvoir en sa faveur. Parce que, aussi, la démocratie parlementaire permet l'exercice collégial du pouvoir et ouvre plus de chance à la participation de tout le monde, et notamment des jeunes.
Mais il demeure vrai que, pour réussir pleinement, le régime parlementaire appelle une société assise sur deux partis principaux. Ce qui ne semble pas, encore, acquis chez nous. Mais il n'est pas dit d'avance qu'une certaine tendance à l'agglomération des partis ne se fasse pas. Elle peut se faire. Il y a toujours des fractions de la société qui ont des sensibilités identiques. La véritable démocratie consiste à se réunir autour d'intérêts communs. C'est l'unité dans la diversité. Il y a forcément, des forces centrifuges qui vont agir avec le temps et qui vont faire prendre conscience de la nécessité de se réunir autour de deux pôles essentiels qu'arbitreront les partis satellites qui joueraient le rôle des ballasts du système. En effet, dans un modèle de société libérale, on ne peut pas imaginer d'autres intérêts que ceux du patronat et des travailleurs. Il faut réfléchir sur la manière qui va permettre à ces deux intérêts majeurs d'être représentés et de se relayer en alternance sur le pouvoir politique. Ce système ne me semble être favorisé que par un régime parlementaire rationalisé. C'est mon humble point de vue. Et qu'on ne dise pas, sans argumenter, que le régime parlementaire est dangereux pour la Tunisie. S'ils continuent à le dire, qu'ils nous montrent en quoi il l'est. La Tunisie a besoin aujourd'hui plus que jamais de contradicteurs. C'est le rôle de tout citoyen.
Interviewé par Anissa Bouchoucha


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