Un séminaire organisé par les associations «Forum Averroès Maghreb Tunisie» et «Forum Pour une Nouvelle République/NOU-R» sous le thème : Défis économiques pendant la période de transition démocratique en Tunisie, a eu lieu le récemment à Tunis. Il a regroupé divers éminents experts et universitaires ainsi que des représentants de la société civile, avec des interventions de MM. Mustafa Bouzeyene, Mahfoudh Barouni, Ridha Chkoundali, Nooman Fehri, Maher Kallel, Hassen Zargouni, Mohammed Jouili et Fethi Touzri. L'intervention de l'universitaire économiste M. Ridha Chkoundali a porté sur les impacts de la conjoncture internationale sur l'économie tunisienne. Les effets de cinq facteurs importants ont été appréhendés : la hausse des prix des produits pétroliers, la hausse des prix des produits alimentaires, l'émigration clandestine vers l'Ile de Lampedusa, la révolution libyenne et la baisse du nombre de touristes.
La hausse des produits pétroliers S'agissant des effets de la hausse des produits pétroliers sur l'économie tunisienne, M. Ridha Chkoundali a expliqué tout d'abord les causes de la hausse des cours du brut. Atteignant les 104,42$ au 4 mars 2011, le prix du baril de pétrole a suivi sa tendance haussière du début de l'année. Une forte augmentation de la consommation mondiale en 2010, tirée par la demande des pays émergents (une augmentation de la consommation de 12% pour la Chine et de 6% pour le Brésil), ne s'est pas fait suivre par l'offre qui demeure presque constante et conforme aux quotas. Une incertitude, quant au risque de contagion des crises tunisienne, égyptienne et libyenne à l'ensemble des pays du Moyen-Orient, se fait sentir. Une production libyenne de près de 1 million de barils par jour a été interrompue, suite à la révolution (la Libye produit 1,69 million de barils par jour et son pétrole est de bonne qualité). «Le pétrole libyen est léger et à faible teneur en soufre, donc facile à raffiner. Le remplacer par du brut d'autres pays implique un bouleversement de la chaîne d'approvisionnement et de forts investissements en matière d'infrastructures de raffinage. D'où une augmentation des prix», a-t-il indiqué. «Tant que la situation en Libye ne sera pas réglée, il n'y aura pas de baisse du prix du pétrole», a-t-il ajouté. «Des observateurs parlent de poussées de fièvre à 140 ou 150 dollars le baril». M Ridha Chkoundali
Pour M. Chkoundali, vu la situation actuelle de la Tunisie et notre recours à l'augmentation de la subvention pour contrecarrer la hausse des produits pétroliers, «si la production ne reprend pas, le seul moyen provisoire est de recourir à l'endettement extérieur» pour alimenter la Caisse générale de compensation.
La Tunisie est épargnée des impacts de la hausse des prix alimentaires Les produits alimentaires qui ont marqué une forte croissance sont le maïs (74%), le blé (69%), le soja (36%), le bœuf (30%) et les bananes (23%). Selon M. Chkoundali, des simulations de la Banque Mondiale ont montré «qu'une hausse de 10% de l'indice des prix alimentaires pourrait précipiter 10 millions de personnes de plus dans la pauvreté et qu'une augmentation de 30% pourrait accroître de 34 millions le nombre des pauvres». La Tunisie n'a pas été très affectée par la hausse internationale des prix des produits alimentaires. Elle ne le serait pas cette année, avec l'amélioration des conditions climatiques.
Des effets négatifs de l'émigration clandestine Quant au facteur de l'émigration clandestine, ses effets négatifs, selon M. Chkoundali, sont «l'ingérence européenne dans les affaires de la Tunisie et la pression de la part de l'Union européenne qui conditionne son aide financière à la lutte contre l'émigration clandestine». Ses effets positifs concernent les investissements directs étrangers, les réserves de change, l'emploi et par conséquent la dignité. Pour arrêter l'émigration clandestine, a-t-il explicité, les Européens seront contraints d'investir en Tunisie, ce qui aura des conséquences sur les réserves de change et sur l'emploi, et répond à la dignité des Tunisiens.
Plus de visibilité pour l'investisseur étranger M. Nooman Fehri
Dans son intervention, l'universitaire et homme d'affaires M. Nooman Fehri a appréhendé les impacts de la Constituante sur l'économie tunisienne. Le plus important pour un investisseur étranger dans un pays est la transparence, le système de gouvernance et la visibilité à moyen et long termes, a-t-il souligné. Pour lui, nous avons gagné énormément de transparence, la question de gouvernance est un peu compliquée en ce moment et nous n'avons plus de visibilité. D'ici le 24 juillet, a-t-il dit, nous avons deux incertitudes concernant la visibilité : celle sur la durée de la Constituante et celle sur la politique d'investissement après l'élection de la Constituante. Pour M. Fehri, il faut tout d'abord donner à l'investisseur étranger une visibilité très vite sur la durée de la Constituante. Egalement, il faut l'assurer sur la continuité de la politique de l'investissement. Maintenir en service certaines fonctions importantes de l'appareil de l'Etat peut donner des signaux importants à l'investisseur étranger, a-t-il indiqué. Le travail de ceux qui sont en train de travailler actuellement pour donner des solutions, sous la pression, et qui sont en train de faire du bon travail, vaut beaucoup plus qu'en période normale, a-t-il dit.
Des priorités pour les partis politiques M. Hassen Zargouni, Président de la Commission économique de NOU-R et Directeur général de Sigma conseil, a présenté, lors d'une première intervention, les résultats d'un sondage effectué auprès des Tunisiens sur ce qu'ils pensent sur le climat économique actuel et futur. Ce sondage d'opinion a été réalisé du 20 au 22 avril. Il «vise particulièrement à: M. Hassen Zargouni
-Mesurer la perception du climat économique actuel; -Mesurer la confiance des Tunisiens dans le redressement économique du pays; -Mesurer la perception des efforts du gouvernement de transition actuel sur le plan économique; -Identifier les priorités économiques auxquelles les partis politiques doivent accorder une attention dans leurs programmes électoraux».
Aspiration sur le plan économique Sur le plan économique, quelles sont les priorités qu'un parti politique tunisien doit prendre en compte dans son programme *Autres: améliorer la qualité de formation, instaurer un climat démocratique, la privatisation, développer le secteur agricole, développer le secteur du tourisme, encourager l'investissement étranger
Source: Sigma conseil- Sondage d'opinion, avril 2011.
Il ressort de ce sondage que les Tunisiens sont plutôt pessimistes sur la situation économique du pays pour l'année en cours, exception faite pour le secteur de l'agriculture. Ils pensent que c'est une année difficile. Pour l'année 2012, il apparaît qu'ils sont optimistes vu que la Tunisie s'est ouverte sur la liberté et la démocratie. 47,1% des Tunisiens pensent que le gouvernement de transition actuel fait de son mieux pour améliorer l'économie, alors que 16,8% n'ont aucune idée. Concernant les mesures de relance économique, 25 ,5% des Tunisiens n'ont pas d'avis. Ceci reflète, selon M. Zargouni, le manque d'une grande culture des instruments de la macroéconomie de la part du peuple tunisien et un problème de communication et de facilitation du discours politico-économique de la part du gouvernement. Sur la question des principales priorités économiques dont doivent tenir compte les partis politiques, les quatre premières priorités sont l'emploi, la sécurité et la stabilité, l'investissement dans les régions de l'intérieur et l'amélioration du niveau de vie.
Quel devenir des biens confisqués? Lors d'une deuxième intervention, M. Zargouni a appréhendé la question du «devenir des biens confisqués: nationalisation, privatisation, introduction en bourse....???». Après avoir rappelé les éléments caractéristiques du Décret-loi n° 13 en date du 14 mars 2011 portant sur la confiscation des avoirs et biens meubles et immobiliers, ainsi que tous les droits acquis après le 7 novembre 1987, il a présenté les reproches à ce Décret-loi. Il y a le «risque de porter atteinte au principe sacré de la propriété individuelle», a-t-il dit. La propriété individuelle est protégée dans la déclaration universelle des droits de l'homme, article 17 et dans la convention européenne des droits de l'homme- CEDH, protocole n°1. Sa protection est prévue dans le Pacte des droits civils et politiques de l'ONU, signé par la Tunisie. Selon le droit européen «toute personne dont l'intégrité physique et matérielle est menacée dans un pays tiers pour des raisons politiques est éligible à l'asile politique…», a-t-il indiqué. Egalement, «une nouvelle notion est introduite de fait: «crime par parenté ou alliance». Le lien de parenté, direct ou par alliance, n'est pas suffisant pour établir l'acquisition illégitime de ces biens, ce qui ne peut être affirmé ou infirmé que par le biais des instructions et des procédures judiciaires, seules aptes à trancher dans ce genre de situations. Le décret ne prévoit, en plus, aucune possibilité de recours auprès d'une quelconque juridiction, administrative ou judiciaire. Ce qui est, aussi, contradictoire avec tous les principes constitutionnels et les conventions internationales auxquelles la Tunisie a adhéré. «Aucune juridiction ne s'est prononcée à ce jour sur la culpabilité de nombre de personnes visées par le décret-loi, ce qui renvoie à soulever la question de la présomption d'innocence dont visiblement il n'a pas été fait usage dans le cas de l'espèce», a-t-il ajouté. Il a cité l'exemple de problèmes de confiscations: «Certaines confiscations posent dès à présent plus d'un problème. Exemple des entreprises opérant dans le secteur des télécommunications et plus précisément les 25% de Tunisiana et les 51% d'Orange Tunisie. Leur confiscation fera de l'Etat tunisien un opérateur super dominant, avec des participations qui dépassent les 140% (Cela inclut les 65% de Tunisie Télécom). Cela met l'Etat tunisien en situation monopolistique parfaite et en situation complètement contraire aux principes de la saine concurrence. L'Etat peut-t-il se le permettre ou compte-t-il ainsi ébaucher une nouvelle politique d'étatisation? Qu'en penseront ses futurs concurrents qui seront Orange France, Qtel et l'Emirati EIT? Cela pourrait aussi être valable pour le secteur de la distribution automobile. Avec la confiscation, l'Etat tunisien deviendra propriétaire d'Ennakl, la société Le Moteur, City Car, Peugeot, Ford, Land Rover, Chevrolet et Jaguar. Il sera ainsi le plus grand vendeur de voitures du pays. Peut-il ainsi se permettre de mette à mal le reste de la concurrence?» Pour une solution à la question du devenir des biens confisqués, M. Zargouni a suggéré la création d'une agence de développement régional. «Cette agence serait dirigée par des compétences du monde de la finance. Elle aura la mission de gestion d'un fonds de fonds (retombées de privatisation, participation en bourse,…) à l'instar de la Caisse de Dépôt et de Consignation CDC en France…Cette agence à participation publique et à statut spécial aura toute la latitude pour encourager et encadrer les investissements dans les zones intérieures du pays (infrastructures, entreprises innovantes,…)», a-t-il précisé.
La transparence: «la base d'une démocratie durable» M. Maher Kallel
M. Maher Kallel, président de NOU-R, a, quant à lui, présenté lors de son intervention le défi de la transparence pour le gouvernement transitoire. Il a souligné l'impact important de la technologie sur la transparence. Suivant M. Kallel, la transparence permet le développement de la base d'une démocratie durable, améliore l'efficacité et l'efficience la gouvernance, des entreprises et de la société civile, attire les investissements étrangers et créé un nombre très important d'emplois. C'est le meilleur rempart contre la corruption, a-t-il ajouté. M. Kallel a également cité, lors de son intervention, des projets ambitieux, rentables, créant de l'emploi et concrétisant la transparence. Il s'agit d'un «système de suivi de toutes les plaintes sur la base de centres de service citoyens (projet écoute totale), un système de gestion du foncier (transparence totale) et le portail citoyen». A moyen terme, selon M. Kallel, il faudrait la «refonte de tout le système d'information du gouvernement » et le « développement d'un gouvernement orienté au service du citoyen». Il a également appréhendé dans son intervention «l'Open source governance», qui permet « à tout citoyen intéressé de contribuer à créer les contenus de la Politique et aux gouvernements de mieux bénéficier des savoirs et savoir-faire locaux ». « À une époque de l'internet, des médias sociaux, et des téléphones portables avec camera, le manque de transparence des officiels d'un gouvernement favorise les pires craintes dont l'effet est imprévisible. Si les officiels n'abandonnent pas leurs traditionnelles «"officielle-sait-mieux" état d'esprit, toutes les erreurs et faux pas seront amplifiés par une analyse ultérieure», a-t-il souligné dans sa présentation.
Le pluralisme est un acquis à préserver Dr Fethi Touzri
Au cours de ce séminaire, le politologue Dr Fethi Touzri s'est intervenu sur le thème: «Stabilité, réformes politiques et indices économiques dans la période de transition». Selon lui, l'idéal pour la Tunisie serait de réussir une transition qui aboutit à un pluralisme politique. «Nous avons la question de l'expansion économique et la performance de notre économie dans un environnement globalisé avec les handicaps que trainent notre économie et surtout ses problèmes chroniques, structurels, de chômage, de marché, etc.», a-t-il ajouté. La Tunisie est un pays pluraliste et il faut défendre et préserver cet acquis- qui est le fondement de la démocratie, a-t-il souligné. «Si nous sommes un peuple sculpté dans 3.000 ans de civilisation, nous méritons de jouer un rôle, dans l'histoire et dans le monde, plus que celui que l'ancien régime autoritaire voulait nous laisser croire, juste un petit client de l'Europe, un sous-traitant de l'Europe, etc.». Nous avons plusieurs éléments à valoriser tels qu'une population instruite, des valeurs sociétales enracinées dans notre pays, une jeunesse fabuleuse, un système éducatif perfectible malgré ses grands problèmes de qualité, des ambitions, etc., a-t-il souligné. Selon lui, il faut construire la confiance dans le pays, établir des règles de jeu politiques démocratiques et construire la culture basée sur l'entreprise et l'entrepreneuriat, sur la qualité et sur le vivre en commun.
Un marché financier à développer M. Mahfoudh Barouni,
La présentation de l'expert économique international, M. Mahfoudh Barouni, a porté sur les défis financiers de la période de transition. Il a mis l'accent sur la faiblesse de la capitalisation boursière en Tunisie. Elle ne dépasse pas les 23% rapportés au PIB alors qu'au Maroc elle est de 100% et de 107% en Egypte, a-t-il indiqué. Le financement de l'investissement et du développement économique à travers le marché financier est à développer. «Il n'existe pas plus de démocratie que dans la Bourse», a-t-il souligné. Faut-il lui assurer ses mécanismes et ses experts. Synthèse réalisée par Anissa Bouchoucha